1993 – L'Effondrement
Jeudi 7 janvier
Nouvelle année, nouvelles
résolutions. Ma volonté première est de maîtriser de mieux en mieux mon travail
et de regonfler à bloc ma paire de couilles, ceci écrit avec élégance. Ma
relation avec Kate ne doit plus me miner jusqu'au trognon. Je
suis condamné à respirer le bonheur. Non point être béat, mais m'épanouir suffisamment
pour conquérir le monde.
Lundi 11 janvier
Gentil week-end avec Kate. Pas de transcendance il s'en faut de beaucoup, quelques altercations
comme à l'accoutumée, mais de tendres passages sniffés pour maintenir mon
équilibre.
Ce matin, ma Kate rate son train et me tient ainsi
compagnie dans mon bureau. Le programme est surchargé et je dois procéder avec
méthode et sérénité, sans négliger l'enthousiasme et la spontanéité.
Il est très tard. Chapeau melon et bottes de cuir, en ambiance de fond,
achève de me faire tomber du nez vers ces petits carreaux.
Samedi 16 janvier
Journée au château d'Au. Elimination des toxines et renforcement des biceps à l'ordre du jour.
Moyens simples, peu onéreux : caillasses et vélocipède.
Je charge et décharge à
répétition avant d'aller pousser de la pédale.
Primo, faire le max de
brouettées à verser pour que Déoles, consciencieuse comme un manœuvre de première, les étale de tout leur
long. Les bras se chauffent, le manche s'adapte de mieux en mieux à la pogne,
la tranche s'enfonce de plus en plus aisément, salope ! nom de dieu !
vas-y mon gars ! Une trentaine à la suite, ça vous dégage rapidos les
pores et redonne un sens à votre physique ; la valeur de chaque muscle se
dessine sous la chair.
Je ne m'arrêterai point là,
on me connaît. Manier de la pelle ne peut me combler totalement.
Je convie Déoles à une petite escapade sur deux
roues, tous phares dehors. Chacun bien posé sur sa selle, la traversée d'Au commence ; nous passons
devant le château Richard, et là le paysage
s'annonce : montée à l'horizon... non, non, ascendance déjà sous nos fragiles
pneus ! Déoles flanche de suite. Oh la
la ! premier abandon ! « Tout à fait, tout à fait Thierry ! »
A l'air, le firmament pointe
ses brillances et je décide de poursuivre l'aventure. Objectif : Marle. Un grave problème de gravité et d'inclinaison se révèle : les descentes
ne sont jamais suffisamment pentues et durables pour aborder leur versant avec
assez de puissance. Résultat : je suis contraint de jouer au con. Pousser
fort, ho hisse, hardi les gars ! C'est beau certes, mais ça n'en finit
pas. Et puis tous ces blaireaux d'empaffés qui se permettent de me doubler dans
un sens, et de m'éblouir dans l'autre. Au piquet tous ces quatre-roues de mes deux !
Enfin, luisance chérie,
Marle est là, à quelques tours de chaîne. Pas de
répit pourtant. Les variations d'altitudes s'intensifient : je plonge vers
le centre ville, puis grimpe vers la périphérie. Encore heureux que je n'ai pas
hissé les voiles toutes vers Laon. La vieille ville m'eût achevé.
Pauvres de mes gambettes, le
retour s'annonce plus rude encore. Il me faut coûte que coûte rejoindre le château.
Je concentre toutes mes ressources, jusqu'à celles nichées derrière les lobes,
pour me farcir en victorieux ces chiasses
à couilles (juron favori bien qu’incompréhensible) de montées.
Devant la grille aux tulipes ès Maurice, je descends de ma monture, vanné, les guibolles flageolantes, mais heureux
de cette épopée humaine, une des plus belles que la Thiérache ait connue.
Merci mon Dieu, de nous avoir doté de la
mobilité. Journée finie, l'œuvre physique achevée, je retourne épanoui aux affaires.
Peut-être qu'un jour ma grosse me fera cet effet ressourçant,
sait-on jamais...
Dimanche 17 janvier
L'actualité s'affadissait
sans Saddam. Le voilà de retour, plus vigoureux et provocateur que jamais.
Bush va laisser sa merde au tout
jeune Clinton. Good luck Bill !
Ce soir, le comique reprend
ses droits : un tomahawk (missile américain) touché coulé par les Irakiens, se casse la gueule sur l'hôtel des journalistes du monde entier,
à Bagdad, sans qu’un seul reporter finisse
les tripes à l'air. Saddam est là : Poivre d'Arvor et moi on est aux anges.
Lundi 18 janvier
Début en trombe. Je
redoutais depuis quelques semaines ce mois de janvier : sorties de
fêtes alliées à des charges énormes. Le coup de massue est plus violent
que prévu : la banque Scalbert & Dupont de la sebm refuse
de prendre à l'escompte les traites de la seru, soit 200 000 F, alors que les
précédentes ont toutes été honorées sans aucun problème. Injustice absolue.
Nous en saurons plus dans les jours qui viennent.
Mardi 19 janvier
Pitoyable soirée des 7 d'or sur France 2. En bref : cérémonie gluante du parisianisme public. TF1 est quasiment exclue de la fête. Honteuse
malhonnêteté de Bourges et de ses collaborateurs. Souhaitons leur un
déficit encore plus monstrueux et un empalement définitif sur leurs récompenses.
Harlem Désir ne doit pas être au plus
jouissif de sa forme. Son Mouvement
est sous terre avant même d'avoir démarré. La gueule enfarinée, il déblatère
ses inutiles espérances dans son adhésion à Génération
écologie.
Mon cher Saddam poursuit ses tours de
passe-passe.
Mercredi 20 janvier
Le coup de poignard porté à
la sebm par la
banque Scalbert & Dupont est intolérable. Fondement du
refus systématique d'escompter les traites seru : tout le papier émanant de
l'imprimerie et de l'édition est banni. Discrimination envers un secteur
complet de l'économie. La Scalbert est pourtant une banque nationalisée depuis
1983 par le biais d'une prise de participation majoritaire du gan. Est-ce acceptable de subir Lang se secouant les frisettes à la Fureur de Lire et d'endurer les diktats
exterminateurs d'une banque d'Etat ?
Il nous faudra allier
stratégie et détermination car le service Infobanque m'a affirmé qu'il n'y a
aucun moyen d'attaquer en justice une telle directive interne.
Vu les confessions de Mme
Claude sur TF1. Conception très saine de
son métier, de la femme et des relations humaines. Droite, logique dans sa
tête, une femme rare, je me risque à l'écrire.
Je découvre un talent de
comique, malgré lui, chez Fabius invité à la grand-messe de Cavada.
Jeudi 21 janvier
Madame Lenanan et sa banque Hervet commencent elles aussi à nous
les tailler menu menu.
Bicentenaire de la
décapitation du Roi Louis XVI. Est-ce le règne de Fanfan qui a redonné goût aux Français pour la royauté, mais une majorité de
sondés désapprouve cet assassinat. Alors pourquoi garde-t-on en place les
dirigeants héritiers de ce massacre ?
Dimanche 24 janvier
0h21. Infernaux ces mois qui
défilent sans qu'on n'y puisse rien. Je suis là, au fond de mon dodo,
griffonnant pour tenter de me détendre, et la sourde musique des bourrasques
nocturnes me berce.
Samedi, journée au château
d'Au avec Hermione, Karl et Déoles. La mission est de saison : remballer toutes les décorations de
Noël qui ont embelli magnifiquement
la salle à manger et le petit salon.
9h22. Le sommeil m'a enlevé
avant l’achèvement. La tempête n'a pas chômé les heures passant. Arbres et sapins
se balancent généreusement : à quelques mètres devant ma fenêtre, le
tilleul joue de ses tentacules mais reste relativement roide ; derrière, dans une autre propriété, se profilent trois
sapins qui vont et viennent sans retenue. Pour quelques heures la tempête donne
à la flore la mobilité et l'expression qui lui manquent. Si ouragan il devait y
avoir, j'espère qu'il ne viendra pas perdre son temps dans le Santerre, mais qu'il ira plutôt nettoyer les puants bouts de terre occupés par
les Croates et les Serbes dans la feue Yougoslavie.
23h41. Kate n'a pu venir me voir aujourd'hui
par suite de déficience de la sncf. Repas familial avec Heïm, puis après-midi dans la pommeraie pour faire disparaître la béance
dans le mur de canisses.
Le vent souffle sans
discontinuer à travers les champs plats. Il nous faut un étai digne de ce nom.
Faut-il le déplorer ? Un
des chanteurs des Négresses vertes est mort par overdose.
Lundi 25 janvier
La fin du mois s'annonce
plus pressante et les charges plus pesantes que jamais. Le travail de gestion,
de calcul des coûts, de rationalisation de l'activité, d'économies tous
azimuts, est pour le moins considérable.
Ce soir, l'indémodable, le formidable Drucker reçoit dans sa grande halle une
bonne charretée de présentateurs du sacro-saint Vingt-Heure, depuis le pionnier
Sabbagh jusqu'à l’élégante Chazal de TF1.
Samedi 30 janvier
1h02 du matin. Terrible
semaine pour les finances. La baisse spectaculaire des rentrées de
souscriptions, 375 000 F en janvier contre 614 000 F en
décembre, alliée à de très lourdes charges, nous a obligé à de savantes
contorsions.
Rarissime chez moi, je vais
dire du bien d'une banque : le Crédit agricole, et en particulier M. Débloquet. Chargé de notre compte, s'est révélé un bon partenaire. Il augmente
de manière conséquente notre ligne de découvert pendant un mois. Pour une fois,
le bon sens fait surface.
Rencontre vendredi avec
Lasile et Boulon, respectivement directeur
commercial et chef des ventes de la Poste de la Somme. Là, rien d'enthousiasmant. Ils restent bien ancrés dans le
fonctionnariat, même si leurs bretelles sont remontées par le Ministre de
tutelle pour des impératifs de rendement non atteints.
Mardi 2 février
Journée terrible : la
police judiciaire est venue en nos locaux pour entendre la déposition de Alice suite à la plainte d'escroquerie
faite par efb pour
une livraison de papier (valeur 80 000 francs) non réglée.
Gesticulations et
braillements dans Durand la nuit sur TF1.
Vendredi 5 février
23h50. Dès demain matin, je
file à Au. Kate reste chez elle pour étudier à
fond, du moins je l'espère. Sa santé psychologique est en perdition. Elle doit
se ressaisir au plus vite.
Nouvel acte de censure
politique : la commission paritaire a été refusée pour Villes et villages de France. On en viendrait presque à
souhaiter le retour des encagoulés
qui extermineraient les dégueulis de
ces puants comités.
Le 30 janvier : 60 ans
avant, Hitler parvenait au pouvoir. Quelle extraordinaire et
terrible destinée de ce peintre asthmatique qui, emporté par une passion sans
borne, mena son pays jusqu'aux cimes de la puissance absolue puis dans les
entrailles d’un gouffre incommensurable.
Lundi 8 février
Formidable week-end à Au, malgré un petit accident corporel.
Samedi, alors que Heïm, Vanessa, Alice et Karl vont visiter le château de
Rozoy-sur-Serre, Hermione et moi nous adonnons sans faiblir au
chargement, au transport, au déchargement et à l'étalement de la caillasse.
Rythme soutenu pour ma pomme plus spécialement chargée de faire faire leur
trajet aux deux brouettes, l'une d’elles se singularisant par un pneu raplapla
qui me fait toucher la jante.
Rigolade que les écuries
d'Augias, j'ai connu celles du
château d'Au. Le sol épaissement couvert du
feu plafond, entre les poutres pourries, le plâtre et tout l'intérieur de la
construction descendus à coups de latte et de pioche, je m'aventure pour
l'évacuation progressive des gravats. Le combustible doit rejoindre un feu
salement enfumé par l'humidité ambiante. Tout à ma tâche, je sélectionne ce qui
est digne d'alimenter les flammes ravivées par une rasade d'alcool à brûler.
Sans prévenir, un clou rouillé pique en profondeur la plante de mon pied gauche,
et ce jusqu'à la veine.
Chaussettes et chaussures-qui-courent-vite (expression
par laquelle je désignais, petiot, mes tennis) ôtées, je vois le sang pisser
comme une pleureuse. Heureusement, Heïm est là. Transport par Karl dans une brouette, le pied
blessé levé au ciel ; trempage du panard dans de l'eau brûlante et
javellisée ; pression sur la blessure nettoyée ; petit pansement pour
faire joli.
Samedi 21 février
Vu hier, dans le Bouillon de Pivot, l’immanent ministre de la culture. Avec Dumas, Lang occupe la même fonction ministérielle depuis
douze ans. Fanfan les a épargnés, reconnaissant en eux une qualité inaltérable. A côté
de Jack, le chenu Pierre Boulez à la tête, je crois, du buvard à
milliards, l’obèse opéra Bastille.
Vendredi 26 mars
Pas de quoi être fier de ma
pomme. Les sociétés du Groupe Ornicar, la seru en
tête, tutoient le bord du gouffre. Très mauvaise gestion à ma charge. Je me comporte
comme un cadre supérieur, non point comme un chef d'entreprise. La plupart des
impulsions naissent sans moi. Je ne tire jamais les conséquences des désastreuses
analyses de rentabilité que je peux faire. A ces inconséquences
professionnelles s'ajoutent les difficultés conjoncturelles, un sabotage de la
Poste, une baisse de la qualité du travail éditorial. L'inexorable
déliquescence de tout mon être n'a pas permis le redressement.
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O, le 7 avril 1993
Kate, ma demoiselle,
Ces quelques tirades vagabondes pour retenir
de communion l’alchimie amoureuse qui naquît en rase campagne du Santerre.
Equilibristes transfigurés, nos muscles se
mêlent d’une même poussée salvatrice. Par bouffées, nous aspirons l’élément
vital qui flotte, tournoie, frôlant nos épidermes échauffés. La tuyauterie
veineuse fonctionne du tonnerre, ma tendre !
La petite route entraîne toujours plus en
avant ; l’un vers l’autre, nos bouches se joignent furieusement, dégageant
le fruit de ta soupçonnée coquinerie. Crois-moi, ma belle en cheveux,
l’escapade en vélocipède fait fructifier le tissage complice et raffermit le
mollet.
Pour ne point perdre des pneus la bande
d’asphalte, je reste les yeux rivés sur le proche horizon. Ma ligne de mire
dépasse difficilement le mouvement de hanches de ma compagne de route.
Trente mille mètres avec ma brune sirène
cristallisent doucement les sentiments dans ma carcasse fatiguée.
Tendrement ma douce, Loïc alias « Mon
Lolo ».
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Vendredi 23 avril
1h50 du matin. Hier soir,
alors que je m'essaye au collage des étiquettes de Téladresse pour l'opération Verdun, Alice entre dans ma chambre, en larmes, portant le
corps chaud et inerte de la chatte, mère de Nono, trouvée au milieu de la route devant la grille du château. Elle est
désemparée et tente de trouver un souffle de vie dans cette gueule crispée, une
étincelle dans les grands yeux vitreux. Je suis profondément ému et affecté. La
chatte déposée sur la moquette rend quelques filets de sang. L'hémorragie ne
fait aucun doute. J'appelle Heïm (victime à ce moment d'un gros
malaise) pour le prévenir de ce malheur.
A chaque jour sa nouvelle
emmerde. J'ai profondément failli à ma tâche. Je n'ai en rien su répondre à la
totale confiance que Heïm avait mis en moi. Je ne sais jusqu'où ce sida
mental, comme dirait Pauwels, m'entraînera, mais le mal provoqué est considérable. Découillé par ma relation à la femme,
détestable source de renoncement quotidien dans l'insatisfaction constante. Le Gradus ad Parnassum s'étalera-t-il dans un
cul-de-basse-fosse ?
Encore trop indulgent à mon
endroit : la pendaison, et avec du mauvais chanvre. Mais cette pratique
n'est point courante dans nos contrées, et le suicide ne serait que la preuve
d'une lâcheté et d'une très monstrueuse connerie. Me battre avec conscience et
détermination : tel est le moindre mal que je pourrais apporter.
Cette transformation de
toute ma personnalité semble être davantage la révélation de toute la merde qui
sommeillait en moi. Tout ceci à cause d'un mauvais dépucelage. Pas du tout la
faute à ma petite Kate que j'aime, mais à la manière dont notre
relation s'est construite. Le bilan ne change pas pour autant, et il est pour
le moins désastreux. Failli je suis : espérons que je n'ai pas condamné à
la déchéance progressive le reste de mon existence. Si oui, il faudrait
m'isoler de tout ce que je peux salir.
Dimanche 25 avril
Vu, sur recommandation
enflammée de Heïm, le film d'Alain Corneau, Tous les matins du monde. Œuvre d'exception, rare en
tous points : des images d'une perfection esthétique, une lumière
transfigurante, un Jean-Pierre Marielle au-delà de la génialité dans
l'incarnation.
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A l’attention
de Kate
Le 19 mai
1993,
Ce n’est plus un mystère, sa
perdition est totale.
Puceau, il rayonnait,
déterminé à ne rien épargner aux médiocres, accroché à l’idéal projeté pour sa
vie future.
L’épanouissement devait
venir de l’action.
Une fois l’asticot trempé,
l’Attila se mit à planter son gazon,
prenant garde à conserver cet acquis précieux.
La tendresse amoureuse
entrecoupait la lutte intestine entre les deux tourtereaux. Rien ne semblait
évoluer fondamentalement. L’attachement prenait des teintes plus fraternelles
que maritales.
A chacun de ses
recueillements nocturnes, d’obsédants voeux échauffaient ses circuits : la
tendresse passionnée d’une femme attentive, la capacité à suggérer le bonheur
d’union. Il n’ignorait en rien les difficultés antérieures de cette demoiselle,
mais il savait également qu’elle avait déjà éprouvé ce sentiment sauvage qui
flambe l’âme.
La femme vit authentiquement
ses instants de bonheur, mais les souvenirs se sélectionnent en fonction des
arguments avancés.
(A suivre...)
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Samedi 26 juin
Cet instant de répit pour
tracer froidement les épreuves, les manquements et les efforts de ces dernières
semaines.
La santé des sociétés
préoccupe de plus en plus tant le pourrissement y est consubstantiellement
inscrit. Mon désordre moral se découvre plus nettement la fuite des jours
s'accentuant.
La qualité d'un chef
d'entreprise consiste non point à se perdre dans les tâches subalternes, mais à
déterminer l'évolution vitale de sa société, à faire appliquer ses décisions,
ce qui suppose un contrôle sans faille. C'est aussi et surtout savoir motiver
ceux qui se battent à vos côtés. La légitimité est subséquente à la qualité et
à la durabilité de tout pouvoir exercé.
Contrôle et art de motiver,
les deux mamelles économiques dont je suis privé. Mon rapport à l'autre est
vicié à chaque instant, et j'ai un sens aiguë de la psychologie cromagnonne.
Dimanche 27 juin
Mon destin et toutes ses
fioritures font leurs petites traînées sans grande saillance. Le temps s'échappe comme un rail de poudre en combustion
sans que je parvienne à maîtriser mes actions. L'énorme gâchis que j'ai
provoqué ne se rattrapera jamais. Dans l'ombre, avec humilité, me battre contre
mes penchants fondamentaux et travailler : telles sont les croix à porter.
Venu sur Paris voir mon banquier pour obtenir
un prêt personnel, histoire de payer impôts, mutuel, abonnements, d'acheter
quelques fringues et godasses avant d'être en guenille, et de faire un apport à
la sci du château d'Au. A 16 heures, au pas de course, je pointe vers la voie 13 de la gare
de l'Est : ma Kate est là, resplendissante, fraîche
de partout et colorée comme une friandise. Nous passerons une douce soirée et
une matinée de tendre farniente.
Samedi 9 octobre
Pas écrit une syllabe depuis
belle lurette. Je reprends la plume pour laisser trace des divers changements
qui s'opèrent actuellement. Deux principaux à l'affiche : je retourne à
Paris me battre, crocs en avant et Dalloz en poche, afin de sauver mon entreprise de la
faillite ; je vais très probablement mettre fin à ma relation sentimentale
avec Kate.
La décrépitude de ma
personnalité a créé des pertes considérables. Nous avons été contraints de
décider des licenciements économiques pour que survivent les autres salariés.
Les projets foisonnent, mais la dette globale est très lourde et les hommes qui
animent les sociétés sont, pour la plupart, moi en tête de proue, à la limite
de l'inaptitude. Mais bon, il faut se relever ce qu'il reste de manches et
foncer vers l'espoir.
Il faudra que j'explique,
d'abord à moi-même, comment j'ai pu me laisser dériver vers ce naufrage humain,
existentiel. La cause principale nous la connaissons tous : ma relation
avec Kate. L'incompatibilité a tout
ravagé. Je sais maintenant, malgré les sentiments qui persistent à son égard,
que nous ne pourrons jamais envisager autre chose qu'une destruction mutuelle.
L'antagonisme est trop prononcé, et l'insatisfaction réciproque trop à fleur de
peau. Je ne veux pas continuer à entraîner Kate vers ce cul-de-sac affectif.
Toutes les méthodes ont été testées vainement. Mon cœur est serré mais je dois
me résoudre à cette décision salutaire pour nous deux. Nous n'aurions jamais dû
nous choisir.
Je ne veux point de rupture
« bête et brutale » à la Brel. J'apprécierais d'autant plus Kate, sa féminité extrême, sa charmante compagnie, si je ne suis plus miné
par la quotidienneté d'un amour maladif. Je tiens à inscrire ici mon sentiment
profond : Kate n'est en aucun cas responsable directement de ma
déliquescence. Notre rapport, mon incapacité à ouvrir cette jeune fille, m'ont coûté l'essentiel de mon âme, de ma
dignité humaine. Je sais parfaitement que ces composants immatériels sont
uniques à chacun d'entre nous, et que je ne pourrais reconstituer que des
ersatz. J'ai joué, j'ai perdu, tant pis pour moi. J'espère simplement n'avoir
pas trop détruit la vie de toute ma famille, et que Kate trouvera le bonheur.
Non, non je ne me mettrai pas à prier.
Petit regard à l'extérieur
de mes tourments. Je reviens du château d'Au, vers le château d'O. Encore une merveilleuse journée de labeur, constructive dans son essence.
Nous nous attelons à la réfection des pièces : ponçage, grattage, peinturlurage s'effectuent en chœur.
Plaisir intense de participer à la renaissance esthétique d'un intérieur.
L'actualité, je la suis
d'une oreille ensommeillée, à six heures du matin, sur France Info, et d'un œil distrait à la Grand-messe du Vingt heures.
Réconciliation israélo-palestinienne
autour du joufflu Clinton le Comique, président des
Etats-Unis paraît-il.
Balladur, notre Premier ministre cohabitationniste,
mène gentiment sa politique, auréolé d'une popularité massive. Les Français se
montreront-ils fidèles jusqu'au bout pour une fois, en dépit des changements
illusoires de leur situation ?
La feu Yougoslavie et Sarajevo, ville symbole du martyr, sont toujours tripes à l'air. Moi,
imperméable au conflit. L'absurde de ces combats est si prononcé que ça dégoûte
de toute intervention. Quel misérable bout de terre mérite-t-il que l'on
massacre à tours de bras croates, musulmans et autres ? L'involution règne
en maître.
Vendredi 15 octobre
0h40. Ma relation amicale
avec Kate est décidée. Je veux cesser notre relation
quotidienne empreinte d'une tendance névrotique. Ce soir au téléphone je lui
explique mon désir que l’on ne s’appelle ni ne se rencontre pendant un mois, le
temps de se reconstituer chacun de son côté, et de repartir dans une relation
amicale, saine et sans perturbation.
Ma personnalité ne doit plus
faire ces soubresauts entre décomposition et éphémère reconstitution.
Dimanche 17 octobre
0h29. Silence dans le
château. Douillettement à l'horizontale dans mon plumard, je peux profiter de
cette quiétude en puissance pour me triturer un tant soit peu l'intérieur. Mon
incapacité à la relation humaine m'a coûté le brillant avenir qui m'était
promis. Je ne dirige plus aujourd'hui qu'un monceau de ruines.
Dimanche 25 octobre
Pas beaucoup de penchant
pour l'écriture ces temps-ci. Mon destin prend une mauvaise couleur. Je dois me
battre comme un forcené si je veux avoir une très infime chance de m'en sortir.
Dimanche 5 décembre
Minuit et demi. De retour d'Au, que je n'avais pas vu depuis de nombreuses semaines, en partance
imminente pour Paris (mon réveil sonnera à cinq heures), je profite
de cet instant de calme solitude, seul dans le château d'O, pour croquer en quelques lignes l'état des choses.
L'accélération du désastre
dans les sociétés du gie Ornicar m'a promulgué gestionnaire de crise. La part essentielle
de ma responsabilité dans ce naufrage
m'a conduit naturellement à prendre la présidence du groupement et la gérance
de la sebm et
d'Odilivre. Rassemblement de toutes
ces structures en perdition à Paris, rue de l'Ouest, dans l'immeuble (rénové) où j'ai résidé petiot avec pater-mater. Comme les déchéances se
retrouvent...
Aparté : dans le train
à destination d'Amiens, j'assiste à une aube bleue turquoise où la pureté hivernale s'exhale
de la transparence des cieux. Magique naissance du jour seigneurial où les
dégradés font bon ton. A tous les désespérés grassement romantiques :
levez la tête et vous vous réconcilierez avec le monde. La maladie, la faim et
la souffrance physique sont les seuls maux justifiant un abattement passager.
Objectif de funambule
enragé : tenir le plus longtemps possible et, lorsque le fil deviendra
intenable, s'évertuer à rendre la chute aérienne. En détail, je vogue entre le
téléphone, les courriers, les procédures en cours et les convocations au
tribunal d'ici ou là. A cela s'ajoutent une tonne de chèques sans provision
émis par les sociétés que je gère, les retards énormes pris dans la
comptabilité et la sortie des comptes annuels, les paiements minimums à assurer
(paie, dépenses caisse, etc.).
Les sanctions éventuelles
qui pourraient être prononcées contre moi ne m'inquiètent pas, je les assumerais
jusqu'au bout. En revanche, toute mon action doit avoir pour objet principal
que personne des gens que j'aime et qui m'ont fait confiance, que j'ai quelque
part abusés, ne soit éclaboussé par cette gabegie. Nulle tendance masochiste
dans cet étalage ; simple honnêteté face au temps qui passera. Si un
soupçon de moralité peut transparaître, je me dois de le consigner ici.
Kate ne m'a pas rappelé. Je crois que
nos chemins se sont définitivement séparés. Quel gâchis toute cette histoire !
Cette existence, qui devait
rayonner à tout instant, s'avachit dans une mare merdeuse et mouvante où la
première des déficiences est l'incapacité d'appréhender quoi que ce soit.
Honnêtement, je pense avoir des cases vides ou très mal agencées.
J'ai très nettement
l'impression d'avoir loupé mon départ. L'existence passe comme un éclair, je ne
sais si j'aurais l'opportunité de construire autre chose. Chance incalculable
pour moi de n'avoir à assumer que des soucis professionnels. Si la maladie et
la douleur physique s'y ajoutaient, le choc quotidien serait trop rude.
Si je peux faire patienter
avec intelligence et subtilité le beau et énorme monde des créanciers de tous
poils, le temps de préparer une sereine liquidation en cas d’impossible
redressement, je peux avoir l'âme en paix.
Revu Elodine, une ancienne camarade de faculté, petite poupée blonde très agréable
et bien équilibrée dans son crâne. Très reposant moment en sa compagnie. Je
précise, à mon grand regret, que cette demoiselle est déjà en quasi-ménage.
Pas vu mes pater-mater depuis des mois, et je n'en ressens nuls
besoin et envie. Je me trouve déjà suffisamment médiocre pour ne pas chercher à
m'en rajouter une couche. Idem pour frères, cousins, tantes, oncles et autres accointances héréditaires.
Dimanche 12 décembre
Je me dois d'inscrire ici
les investigations menées dimanche dernier. Objectif : retrouver Aurore
mon premier amour.
Je me suis rendu dans sa
ville de résidence et, interrogeant l'autochtone, je découvre rapidement sa
maisonnette. Pas de chance, elle est à Paris pour garder des gniards
m'apprend sa mère. Je récupère au passage son numéro de téléphone qui m'avait
tant manqué à l'époque. Insatisfait malgré tout, je suis résolu à intercepter
la demoiselle à la gare Montparnasse.
Les retrouvailles ont lieu.
Fantastiques impressions. Sa silhouette ne m'a pas échappé un instant. Sa
bouille tendre et pathétique, son corps finement épanoui, sa voix fluette et
chantante : ma douce muse, comme à son origine.
Mes quelques expériences
éphémères ne m'apportent rien. Mon besoin de stabiliser une relation douce et
sensuelle s'érige plus urgente que jamais. L’entente instinctive avec cette
belle demoiselle est un gage de sécurité, si sa psychologie ne flanche pas
encore. Elle s'est donnée sur tous les plans, et je la sens nettement plus
confiante. Il nous faut cette fois nous découvrir au plus profond et nous faire
du bien, nous rendre heureux. Voilà ce qui doit tisser notre rapprochement.
Je veux garder cette relation-résurrection secrète tant que
je n'aurais pas prouvé, par mon comportement et mes actions, qu'elle a une
influence positive et grandissante. Je veux laisser faire le temps.
Mercredi 15 décembre
Tout juste minuit me faisant
passer au jeudi. Je viens de fermer mon vieil ordinateur, un Compaq de Mathusalem (qui n’a de portable que la
classification commerciale) bruyant et lent comme seules le peuvent les reliques
informatiques. Journée qui s'achève studieusement ma foi.
J'ai reçu aujourd'hui une
carte grand format, luxueuse avec photo en couleur, de mon pater pour m'annoncer la naissance, le 17 novembre,
d'Alexis, rejeton de la nouvelle fournée. Je leur ai répondu par
une gentille lettre. Comme je l'explique, j'ai opté pour le retranchement et je
n'ai pas envie d'aller me baigner dans des milieux d'accointances héréditaires.
L'actualité n'a plus le beau
rôle sous ma plume ces temps-ci. J'y reviendrai avec délice bientôt.
Minuit et sept minutes sur France Info. Chez moi aussi
alors ! Je dois vite aller ronfler, mon réveil étant programmé pour
beugler à 4h55. Bonne nuit les petits...
Jeudi 16 décembre
Une journée de plus dans la
gestion de la crise. Par des courriers tous azimuts, j'essaie de faire
patienter les créanciers les plus pressants.
Samedi 18 décembre
Folle journée en cours. Nuit
blanche comme préliminaire, je me suis investi de la mission de convoyer un
précieux ouvrage que nous devons exhumer. Lieu de destination : Epinal, petite commune vosgienne dont j'ai pu vérifier la sagesse. Sage comme
une image d'Epinal, les gamins n'ont qu'à bien se tenir.
Train à l'aube qui devient
très vite pour moi le ronfloir idéal.
La puissance soporifique du cheval de fer, de l'espèce corail, est pour moi sans égal,
sitôt que le terrain physiologique est favorable. Peu importe alors l'attrait
du scribouillage ou du paysage : le plaisir envoûtant du bercement sur
rail submerge ma conscience curieuse.
Rendez-vous avec le nouveau
responsable de la bibliothèque municipale installée dans une imposante bâtisse,
du XIXe siècle, aux inspirations architecturales d'époque romaine
impériale. Il me raconte que cette folie immobilière doit son existence à un
particulier avec le sou qui, après
cette érection, le perdit et se fit sa petite décadence d'Empire. Le lieu,
maudit pour le commerce, ne pouvait plus servir qu'à engranger le savoir
livresque détaché des contingences pécuniaires.
Me voilà en charge du bel
ouvrage de Karl Charton (Revue pittoresque, historique et statistique des Vosges) truffé de superbes
lithographies de Ravignat.
De retour vers Lutèce. Le paysage qui file sous mon regard apaise les sens et développe
l'envie d'exister : il se courbe et se redresse magnifiquement, offrant
encore des teintes automnales en pastels enchanteurs. Voilà ma vieille habitude
de poéter qui reprend le dessus.
Un peu d'actualité que
diable ! Quoi s'est il passé donc pendant ce temps tout ?
désordonnais-je. Rien de bien fracassant à vrai dire.
Balladur nous a négocié, d'une poigne
ménageant la chèvre et le chou, les accords du gatt qui
vont donner naissance à l'omc (Organisation mondiale du Commerce) comme il
existe déjà l'oms. Enfin on pourra, en plus de soigner sa
grippe, acheter ses saucisses en toute tranquillité. Tout le monde, hormis
quelques teigneux irréductibles, reconnaît l'agilité du Grand-Tout-Mou (sic Les
Guignols de l'Info, Canal +) à se dépatouiller dans cet imbroglio d'intérêts contradictoires.
Chapeau Edouard ! Voilà qui mérite quelques bons points de plus... sur
l'échelle sacralisée des satisfaits de bva-Ipsos.
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