1994 – Au Purgatoire

Dimanche 2 janvier

1993, la sale année est terminée. Je ne sais ce que me réserve la naissante, mais je gage que rien de plus terrible ne pourra m'arriver. A moins que, du purgatoire, je sombre corps et âme dans l'enfer.

Je relisais les premières lignes écrites en 1993 : que de bonnes résolutions, quel échec abîmique.

Dans ma cage à lapins, rue Vercingétorix, mon Purgatoire je le redis, je dois assumer la part essentielle de ma responsabilité. Je ne suis pas seul, mais presque. Juridiquement, je me suis érigé à la tête de toutes ces ruines pour éviter que les personnes que j'aime ne soient atteintes. Je ne sais si cela suffira.

J'ai 24 ans et je ressens cet instant comme une rupture totale avec l'évolution tourmentée de ma vie. Faiblesse, amoralisme, perdant génétique, quelle tare m'a conduit si bas, dans cette chute retentissante.

Si tout c'était correctement déroulé, je serais actuellement gérant d'une maison d'édition florissante, commençant à grignoter avec un appétit insatiable les marchés européens, vice-président, puis président d'un gie rassemblant des sociétés prometteuses. Ma future femme, Kate, belle comme une déesse et aimante, à mes côtés pour me soutenir dans tous les petits travers et les épreuves d'une ambition qui se réalise. La victoire suprême serait d'avoir réussi à laisser à Heïm le loisir de se consacrer au monde des idées, de l'écriture, et de tous les arts. Prendre la suite, voilà quel était l'objectif.

La réalité ? Dans un hlm en guise de Purgatoire, je me prépare à assumer les faillites en séries de la majeure partie des sociétés du Groupe, mon agenda se remplit de rendez-vous avec la justice, peut-être bientôt avec la police, et puis les barreaux pourquoi pas ! Entrepreneur de démolitions se qualifiait Léon Bloy. Moi j'en suis un, un vrai, un magistral !

J'étais vu comme un enfant, puis un jeune homme modèle pour beaucoup. Me voilà devenir un homme raté. Quelle leçon ! Voilà où se reconnaît l'intellectualisme suprême : dans l'incapacité absolue à s'appliquer les sermons proférés puissamment.

M'en sortirais-je ? En tout cas j'essaierais de canaliser mon énergie à cela.

Je ne me sens pas vraiment désespéré. Mon état est ambiguë, entre l'indifférence responsabilisée, le dégoût d'un amorphe et l’abattement d'un condamné à mort. Je me chatouille de temps en temps pour laisser transparaître un sourire.

 

Lundi 3 janvier

Avec sa féminine voix de fée, Ornella me touche toujours autant. Cette jeune fille, que je ne connais qu'à travers ses sonorités vocales, remue en moi les plus braisés sentiments. Elle se présente comme une déesse : 1m77, 56 kg, blonde comme l'astre brûlant, les yeux gris-bleus, visage sirènéen, une taille de guêpe. Ouf ! ouf ! Mirage peut-être.

 

Vendredi 7 janvier

Beauté du monde et joie de vivre n'éclairent pas mes cieux. Je ne me juge même plus digne de pamphléter, si ça ne concerne pas ma propre déliquescence. Comment pourrais-je encore soutenir une critique alors que j'ai tout échoué. Sens de l'humour, un chouïa, sens des affaires, pour le gouffre, sens de la vie, je ne l'ai plus, si je l'ai jamais eu. Les pages de lamentations suffisent.

Positiver scandent les âmes constructives. La volonté de se battre suppose, aux entournures, quelques fibres frissonnantes. Piètre passion pour ce monde que je ne saisis pas. J'y suis comme un poisson sur la berge. Mon agitation ne fait qu'accélérer ma perte.

Relever la tête, serrer les poings et, couilles en avant, affronter ces épreuves formatrices. Voilà le seul plan qui vaille. Sans chichi, ni circonvolutions.

J'essaierais d'éviter le pathos pleurnichard pour la prochaine séance de scribouillage.

Depuis mon Purgatoire, je rejoins les étoiles pour quelques heures.

 

Samedi 8 janvier

Focalisé comme un cyclope égocentrique sur la décadence de mon feu micro-empire, j'ai délaissé les drames nationaux et internationaux du moment.

C'est dans l'enceinte de la cathédralesque Sainte-Geneviève, bibliothèque de son état, stationnant verticalement dans l'attente d'un fauteuil de bois, que j'm'en vas fouiner les tourments qui crispent de tous bords cette année naissante.

Comment va la France balladurienne ? Mouillée dans ses ornières, fleuves et rivières qui découchent, la nature qui fait des pâtés de boue sur quelques bâtisses au bas d'une montagne : rien ne va plus dans notre hexagone trempé.

La générosité facile n'ayant pas la capacité d'ubiquité, nous ne pouvons même pas en fournir quelques maousses bombonnes à l'Australie qui voit sa belle Sidney menacée par les flammes, grillades à 40 degrés d'ambiance plein air.

La puissante Yougoslavie de Tito agonise aujourd'hui en pleine liberté barbare. Guérilla fratricide où l'on s'étripe par religion et pour quelques mètres de terrain à conquérir. Fabuleux spectacle d'outre-tombe.

Le « Grand Machin », Castrat suprême de l'action efficace et de la sévérité appliquée, délave de jour en jour le bleu de ses forces. A tel point que les grands képis hurlent à l'humiliation : comprenons que le léchage de panards dans cette contrée désertée par l'hygiène ne doit pas être des plus ragoûtantes activités.

Aparté dans la grande salle de la Sainte. Maître des maîtres de la plume incandescente, Léon Bloy nous offre quelques impétueux morceaux dans son journal pamphlétaire Le Pal.

Sur la République de 1870 : « La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les lâches est à faire vomir l'univers. Jézabel de lupanar, fardée d'immondices, monstrueusement engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s'est assouvie dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu'on aurait peinte sur la muraille d'un hypogée. »

 

Lundi 10 janvier

0h40. Couché dans mon Purgatoire, attendant que mes lentilles souples soient nettoyées par les gloutons déprotéinisateurs, je noircis un brin.

Je viens d'achever la frappe de la liste des créanciers de la sebm que je dois remettre aujourd'hui au juge-commissaire, dans le cadre du redressement judiciaire de cette société. La mécanique de la liquidation va bientôt débuter. Drames en série qu'il va falloir assumer et gérer le mieux possible. Avec les dettes sociales et bancaires, les créances dues se montent à plus de quatre millions de francs. Ça n'est pas du désastre de seconde zone cette affaire !

Aurore au téléphone. En pleine révision. Charmante, mais je ne sais où me mène cette relation.

Kouchner au petit écran, pour la énième fois l'invité de Sinclair. Humanitariste à paillettes, il rappelle ses rengaines sans constater le moindre changement. Sa phraséologie à souvent tendance à m’irriter.

 

Jeudi 20 janvier

Pas de bon poil ce soir. Courbé sur un Compaq préhistorique à sortir des contrats de coproduction sur une pas plus fraîche imprimante à picots, la bête se plante. « Error disc 1701 », à peu de choses près, me répète-t-elle sur son écran. J'enrage. Ma soirée de travail bousillée, et demain l'angoisse d'une résurrection improbable. Saleté de monde moderne.

Me voilà revenu à de plus artisanales occupations : barbouiller mon papier à petits carreaux.

Repris contact téléphonique avec quelques copines de faculté pour leur souhaiter mes vœux les plus chaleureux.

Elodine, charmante demoiselle qui passe le gros de son temps à l'apec (l'anpe des cadres) en vue d'effectuer quelques recherches. Jolie petite femme blonde, la coupe au carré, d'une blondeur californienne ; elle s'est littéralement métamorphosée par la rencontre amoureuse. Un peu boulotte auparavant, ses formes se sont élancées, son caractère s'est affermi dans la douceur. D'une très agréable compagnie.

Samya, exilée à Nancy, pétillante et délicieuse jeune fille connue en deug de droit à Paris I, nous nous sommes promis de nous voir lorsque je rapporterai l'ouvrage original prêté à la seru par la bibliothèque municipale d'Epinal. Fraîche et détonante, son contact revigorerait le plus apathique des fatalistes. Touchante affection de sa part, elle m'avait envoyé une petite carte de vœux au château d'O, ce que j'apprends au bout du fil, sortant de moins en moins de mon Purgatoire.

Victoria, grande, fine et jolie blonde, mais pas seulement : brillante surtout. Connue lors d'un achat de livres de droit que je lui ai fait à mes débuts universitaires, nous avons sympathisé et les liens ont tenu. Elle vient de sortir major de sa promotion au concours du cfpa. La voilà avocate. Elle viendra à Paris en mars pour assister à une petite cérémonie présidée par le Premier Président de la Cour de Cassation et à laquelle sont conviés tous les majors de ce concours en France. Nous nous verrons à ce moment.

Anouck, petite poupée brune, à l'air fragile et à la peau nacrée. Discrète, peut-être timide, elle participe actuellement au salon sur la mode ce qui ne lui laisse pas de temps. Nous nous reverrons bientôt.

Sonia, grande brune à la Carole Bouquet, qui m'appela la première. Toujours enchanté de l'avoir et de la voir.

Lalia, vieille connaissance de première année de droit, longue chevelure brune, yeux de magnifiques couleurs, mais insaisissable. D'origine marocaine je crois, elle semble toujours avoir mille soucis à régler. Très gentille et douce.

Aline, pour la fin. Ma plus ancienne copine. Depuis la classe de première au lycée de Cergy Saint-Christophe, nous nous suivons. Elle est déjà apparue dans ce journal lorsque j'ai décrit les caractéristiques supposées de son comportement. Très jolie et également brillante étudiante, elle semble s'être fixée en amour. Nous nous rencontrerons bientôt.

Mazette quel catalogue ! Et pourtant je n'en ai violé aucune. Ce besoin de contacts, c'est évidemment pour compenser l'immense vide affectif et sexuel qui m'habite si j'ose dire... Aurore n'a été qu'un leurre et Ornella qu’une escroquerie sentimentale.

Je ne dois pourtant pas m'étourdir de projets : la plupart de ces jeunes filles sont déjà bien installées avec quelqu'un.

Me voilà donc revenu à ma solitude de départ, avec un sentiment de perdition progressive en supplément.

 

Samedi 22 janvier

Que file le temps, sans que s'apaisent mes tourments. Emporté vers Laon par un train corail, je vais passer mon dimanche à Au pour retaper la propriété familiale. C'est bien le dernier lien que je tente de conserver avec ma famille de cœur.

Quand redeviendrais-je acteur de ma vie ? J'ai la chance de n'être gêné par aucune maladie, et je me sens plus apathique qu'un comateux. Coup de déprime ? Même plus. Conscient de la puissance chromosomique sur mon destin en forme de désastre.

Sortons du bulbe.

Los Angeles a tremblé sur ses bases. Quelques secondes d'expression pour les plaques terrestres valent à la Californie un deuil pour 55 de ses âmes, 8 000 blessés à soigner et 150 milliards de francs à dénicher pour réparer le sinistre. On dit merci à la faille de San Andreas... en attendant l'heure prochaine du Big tremblement, celui qui engloutira l'Etat.

De l'autre côté, Washington et les alentours se glacent à la façon d'un pôle. Des descentes, entre moins trente et moins quarante, impitoyables pour plus de 150 personnes défuntes. Là-bas, le temps n'est plus un simple sujet de conversation chez le commerçant.

 

Dimanche 23 janvier

Encore sur les rails pour cette séance d'expression écrite. De retour vers Paris, après ce passage furtif mais ô combien régénérateur au château d'Au.

Samedi soir, Karl m'entraîne, facilement je le confesse, vers La Loco de Saint-Quentin, lieu de danses techno-funko-rock et de beuveries en règle. Heures défoulatoires sans prétention à oublier au plus vite. A noter le gag obsessionnel de Karl : obtenir du disc-jockey la diffusion d'un morceau de java, accordéonisé par le raffiné André Verchuren, afin d'inviter à danser une mignonnette petite blonde sans doute conquise par l'exploit impensable. Le gag restera au stade embryonnaire.

Aujourd'hui, transport avec Hermione du foutoir gangrenant la future chambre de Sally vers des destinations plus appropriées. Temps poisseux et humide, à vos souhaits !

Heïm me fait visiter les pièces dont la rénovation est achevée : le petit salon, magnifié par les peintures murales, portales plus précisément, de Mary, par les nombreux tableaux qui la tapissent, par la douce atmosphère de sérénité qui y règne. Bureau, chambre et salle de bain à aménager, chaudes pièces.

 

Vendredi 4 février

Péronne dans la Somme. Je sors du Conseil de Prud'hommes où je figurais comme représentant légal de la seru contre Valérie F. et d'Odilivre contre Catherine L. Affaires de non paiement de salaires auxquelles j'ai opposé l'entreprise de démolitions menée par les intéressées et Martine Dugant contre les sociétés sabordées. Convoqué à 14h30, mes deux affaires n'ont été exposées qu'à partir de 16 heures. Même en province les salles d'audience bouchonnent.

Avant nous, de talentueux ou saoulants avocats donnent vie à de banaux conflits employeur-salarié. Dans le lot des présents un employé cul terreux, truculent par excellence, nous offre un spectacle digne des plus bouffonnes farces de mauvais boulevards. Grommelant dans son double lors de la plaidoirie de son représentant, il se lève de temps à autre et braille des « Maître ! » au Président roupillant et lance à la toute jeune avocate de la partie défenderesse : « Vos preuves, vous pouvez vous asseoir dessus ! ».

Mon état, stationnaire ? Plus vraiment. Je ne passe plus seulement mes journées à gérer l'anéantissement progressif. Une nouvelle perspective constructrice s'ouvre à moi. Je repars à la Bibliothèque nationale, l'âme ethnologue, pour exhumer des œuvres d'érudits traitant des localités sous la Révolution. Du projet embryonnaire, je dois tout entreprendre : enquête et prise de contact avec mairie, libraires, associations culturelles, presse et sponsorisation. Variété d'actions passionnantes. J'espère que, depuis mon Purgatoire, je saurais empoigner la perche que Heïm m'a tendue.

 

Dimanche 5 février

Au s'éloigne, mon Purgatoire se rapproche, et tout ça grâce à la sncf.

Samedi, avec Monique, Alice, Hermione et Karl, poursuite du déménagement d'un château l'autre. Débarrassage de la Maison de Garde, notamment la pièce poussiéreuse et encombrée de vieux meubles, archives, crottes de rats et insectes morts ou fuyants. Les biscottos chauffent toute la journée. L'esprit de dérision des situations, vif au début, se calme nettement à l'approche grandissante de la fatigue.

Le soir, virée avec Karl à La Loco de Saint-Quentin. Toujours aussi curieux d'observer les relations entretenues par de jeunes gens comme nous dans le cadre ludique et superficiel, qui compense souvent une misère sexuelle, des boîtes de nuit.

Le cromagnonnage, concentré des pulsions et des comportements primaires de l'homo sapiens sapiens, trouve ici un terrain de prédilection.

Ne se fier à aucune des relations apparentes qui s'ébauchent, n'accorder aucun crédit à toute marque d'intérêt que l'on semble nous porter sous peine de se voir, l'instant d'après, ratatiné à la plus inconsistante figure égarée dans le malodorant grouillement nocturne.

Avant tout, pour la Pute à Trou, donner sa viande à renifler dans une parure excitante. Certes, il subsiste de saines demoiselles, mais le milieu s'incruste au détour d'un déhanchement et, finalement, elles s’accommodent des dérives microcosmiques.

Pour la Bite Molle la partie est plus délicate, d'autant plus quand elle n'est pas accompagnée de sa Pute à domicile, mais seulement d'autres Bites Molles. Le charme seul ne paie pas pour le mâle. Il lui faut un sens de l'initiative et du contact de bon aloi pour espérer dépasser le cercle bêtifiant de ses rivaux.

La Pute à Trou, au petit genre bien placé, à l'atout mis en valeur, règne sans peine dans ce sombre royaume de l'illusoire et de l'illusion. Très vite une nuée de Bites Molles gravite autour de la longue paire de jambes bien enveloppée de résille ou de nylon noir, du popotin charnu à souhait qui se trémousse pour échauffer l'instinct reproducteur du pauvre jobard suant, de la poitrine bombée qui suit le rythme, tétons en avant, rondeurs alléchantes.

Un vrai délice décadent que ce sous-sol à décibels.

 

Jeudi 10 février

1h33 du matin. Pas sommeil, à l'horizontal dans mon Purgatoire. C'est en ces moments de sérénité, dans le silence nocturne, que je peux m'exercer à quelques analyses fondamentales.

XXe siècle dans sa dernière décennie, quelques milliers d'années pour l'histoire humaine et rien ne semble évoluer dans l'instinct comportemental de mes contemporains.

 

Samedi 12 février

2h43 du matin. Plutôt brèves mes analyses fondamentales, hé ! hé ! Le polochon aura eu raison sans mal de mes pompeuses réflexions en germe.

Cette nuit s'annonce plus inspiratrice pour dessiner quelques lettres romaines sur ces petits carreaux de papier.

Marchant fréquemment dans la capitale, je suis enthousiasmé par la quantité de jolies demoiselles, émouvantes par leurs jolis traits, qui existent dans ce monde. Et dire qu'une seule d'entre elles pourrait me rendre le plus heureux des hommes, et foudroyer ma pesante solitude. Je n'ai pas encore la talentueuse goujaterie pour les enivrer au milieu de l'asphalte.

Le bougre n'a pas résisté longtemps aux charmes des songes. J'en ai raté mon train de ce matin pour Amiens.

Dernier tour de piste du déménagement d'un château l'autre. Après 17 ans d'occupation heïmienne, la demeure va abriter de plus conventionnelles existences. Hermione et Alice investissent la maison de Julie, Monique débarque au château d'Au, Karl attend de se rouler dans les étendues de l'armée nationale. Eclatement rendu nécessaire par les contingences matérielles et géographiques. De mon Purgatoire, je ne fais pas fier.

Ce soir, reprise du Tchou-Tchou en sens inverse pour retrouver ma décadente Lutèce. Au bout du quai doit m'attendre une jeune femme d'une trentaine d'années connue dans un recoin de Bibliothèque nationale, à la belle époque de mes recherches historiques pour la seru. Jeune étudiant en droit à la Sorbonne, je trouvais chez elle une espèce de confrère, puisqu’elle préparait un doctorat sur l'influence de l'Encyclopédie dans les développements révolution­naires.

Exilée à Lyon, elle revient dans la capitale pour le week-end. Nous ne pouvions manquer nos amicales retrouvailles. Je l'accueillerai pour la nuit dans mon Purgatoire, section chambre d'ami.

La presse reprend du service dans les contrées bleues-kakies des forces onusiennes. L'otan va jouer les tireurs d'oreilles si, dans dix jours, les méchants Serbes n'ont pas promené leur artillerie lourde à 20 km de l'ensanglantée Sarajevo. Il était temps que nous grognions.

Entre les intégrismes religieux et les guérillas de clans, nous sommes encore, à l'aube du pâle an 2 000, englués dans les comportements les plus archaïques. Quand donc l'intelligence humaine évoluera-t-elle un chouïa, juste pour ne plus nous offrir la terrible tragédie quotidienne de corps écharpés, de tripes à l'air, de massacres sans cesse recommencés ?

Sisyphe, la gueule écrasée par son putain de caillou, n'a qu'à bien se tenir.

18h20. En partance pour le retour. Entre chien et loup la masse céleste rechigne à se transmuer en firmament, s'étirant vers l'horizon en de rosés pastels, le tout coiffé par quelques stratus vagabonds.

Les Guignols de l'info sur Canal + prêtent des pouvoirs anesthésiants et soporifiques au Premier Ministre. Force est de constater que si la politique internationale émoustille les plus endurcis de nos analystes, les affaires intérieures coulent au fil des réformettes, sans de vagues trop faire. Ci-gît la France, en plein redressement national. Ce n'est plus une cohabitation, mais une douce fusion. Si cela peut contribuer à fournir un peu de tonus à notre hexagone et à ses satellites, encourageons l'insolite union du chenu socialiste et du gaulliste onctueux.

Les remous ont tellement le relief d'un encéphalogramme de cadavre, que la presse politique de gauche donne dans le gâtisme événementiel : « Et si Fanfan se représentait une troisième fois aux élections ? ». La question qui tue ! Arrg, non ! non ! pitié, pas le Tonton qui fait peur.

Enfin, de qui se moque-t-on ? Et pourquoi pas établir la branche mitterrandiste pour incarner la souveraineté française. Nous rentrerions alors dans le XXIe siècle mené par l'apparatchik de la Quatrième République regonflé à coups de perfusions avant ses rares sorties ? N'ont vraiment rien à foutre, ces journalistes !

 

Lundi 14 février

Balladur, notre boute-en-train de Premier Ministre, est venu ce soir nous transmettre son pétillement naturel grâce à L'heure de vérité sur France 2. J'ai pu vérifier sur pièce ses effets soporifiques. Après une demie heure de sermons sages et de souhaits mesurés, sa voix me devint inintelligible et sa suavité paternelle m'alourdit irrésistiblement les paupières. Et pourtant, combien étaient graves et fondamentaux les sujets abordés : chômage de la France, ultimatum de l'otan, sauvetage des retraites... Tout cela justifie bien un déplacement en bon uniforme. Balladur dur, oui !

A noter mes retrouvailles avec Nadette de la bn. Charmante et pétillante jeune femme qui est restée faire dodo chez moi samedi soir, après m'avoir fait découvrir un pittoresque restaurant russe rue Letellier dans le 15e. Les parfums de vodka, décuplés par nos nombreux cul-sec, m'ont chatouillé les sens comme une révélation.

Le caractère de Nadette correspond pour beaucoup à ce que j'apprécie chez une femme : l'authenticité, la joie de vivre, la légèreté quand il faut, le sérieux au bon moment, l'humour sans retenue, la générosité du cœur, l'élan vers l'autre, la complicité amicale, la douceur attentive... entre autres vertus. Nous nous reverrons très bientôt.

 

Mercredi 16 février

Au domaine des bonnes affaires j'aurais pu être sacré empereur. Malgré les difficultés financières du moment, je ne pouvais laisser passer l'occasion : le dictionnaire en cinq volumes d'Emile Littré, édition de 1875, en bon état, pour... 800 F. Moi qui ne croyait trouver ce joyaux que dans des ventes aux enchères, voilà qu'on me l'offrait sur un plateau. Je le donnerai très prochainement à Heïm qui le désire depuis des décennies.

Reçu ce jour une lettre de Nadette M. la pétillante, à qui j'ai répondu immédiatement. Notre relation épistolaire commence sur les chapeaux de roues. Elle m'appelle ce soir pour prendre des nouvelles et m'informer du non déclenchement de mon répondeur professionnel, sur lequel elle voulait enregistrer une bêtise de son cru. Je crois que nous sommes vraiment faits pour être des amis durables, dans la folie comme dans la réflexion.

Vu rapidement l'écrivain Sollers dans l'émission de Gildas sur Canal +. Il semblait se réjouir de sa supériorité intellectuelle, jusqu'à paraître imbuvable pour le commun.

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Paris, le 16 février 1994

Ithyphallique Nadette,

Lorsque les Gros Niqueurs ont décidé d’investir le service Minitel rose cracra qui nous résistait, nous savions à quel type de population nous avions affaire : des êtres affaissés par le renoncement, une perdition existentielle, la déliquescence des rapports, en un mot, des mous. La seule chose qui pointait chez ces pauvres gars en mal de fifilles, vous l’avez deviné... Mieux qu’un non-sens, mon expression, un peu hardie et détonante, est l’illustration de la dysharmonie maladive de ces minitellistes première génération. Nous avons, à notre niveau, essayé de changer cette nature.

En face de moi, le trésor de 1875 en cinq volumes de notre Émile préféré. Beaux et vieux, ces tomes (et Jerry bien sûr !) appartenaient à un journaliste dans la mouise, acculé à vendre mobilier et immobilier bourgeois suite à l’effondrement du journal informatique qu’il avait créé. Je n’ai pas eu l’indécence de négocier le prix de vente du Littré, déjà largement donné. Nous sommes tous sur une lame de rasoir et, l’équilibre rompu, tout s’écroule. Voilà ce que m’inspirait le pauvre homme.

Atla, atla, les journées défilent et je n’ai pas eu un instant pour me consacrer à nos starmaniaques places.

Cela m’enchante de venir déblatérer mes inepties dans votre lycée. J’espère que vous pourrez bientôt m’indiquer les thèmes à aborder.

Je tenais à vous remercier pour votre agréable et enchanteresse compagnie, et j’apprécierais que nous multipliions ces vagabondages parisiens, chauffés ou non par une vodka aux douze senteurs.

N’hésitez pas à m’écrire depuis votre refuge écossais.

Toujours votre, très amicalement.

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Paris, le 18 février 1994

 Chère poétesse culinaire,

Amie du vers parfumé,

Les Petits Tarés Teigneux (traduisez ptt) lyonnais ont au moins autant de mérite que ceux de Lutèce. Grâce à leur professionnalisme timbré, je peux salir, ce jour, mon beau papier blanc pour répondre à votre pétillante missive.

Votre invitation à venir croquer quelque boustifaille en votre compagnie ne restera pas rime morte. Je vous fais la promesse d’apporter mon bavoir grande contenance et de laisser mes sabots picards au placard.

Mon calembour à ras du Hannah & Barbera ne vous a pas trop effrayé, j’espère. Pardonnez à ce grand benêt tout juste émergé du pâté de sable. « Pas la férule m’dame ! j’recommenc’rais p’us ! »

Stop la légèreté infantile du prout-caca-boudin ! La Question embrasant tout neurone sain est enfin sortie de la plus mignonne des billes bleues : n’est-on que le produit de ce qu’on a vécu ? Ouf. Tout dépend si l’on a préalablement trempé dans un jus qui pue ou dans une fragrance rosée. Pour déconner un chouïa moins : la puissance génétique est impressionnante et nombre d’événements que l’on a à vivre seront vécus en fonction, certes, de facteurs extérieurs, mais aussi et surtout au regard de notre propre instinct génétique.

Phase illustratrice : si l’on reçoit un gros caillou sur la tronche, tombé par hasard ou par nécessité, peu importe la génétique. Si, en revanche, on voit le pauvre bougre écrabouillé par la caillasse, notre réaction, donc futur vécu, dépendra pour l’essentiel de notre acide désoxyribonucléique.

Voilà à quoi sert notre relation épistolaire en germe, et qui ne tache pas : à découvrir toutes nos facettes, dans la sincérité et l’humour.

A bientôt dans ma bal.

Votre attentif « luron ».

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Dimanche 20 février

Les relations épistolaires avec Nadette M. vont bon train. Reçu dès vendredi une nouvelle lettre d'une page et demie de la nouvellement chercheuse au cnrs. Comme galvanisé par la vigueur revigorante de ses propos, je me suis mis tout de go devant ma blanche feuille et, plume en avant, j'ai parcouru à la vitesse de l'encre qui sèche les horizontalités offertes à mon inspiration vagabonde.

Coup de grisou au siège de Canal + : départ bruyant du pdg fondateur André Rousselet, quelques mois avant de pouvoir souffler les dix bougies d'une des plus prodigieuses réussites audiovisuelles. Véritable tragédie comico-politico-économico-médiatique, ok ! ok !, le septuagénaire ami de Fanfan n'a pas gobé l'entrée en force de nouveaux actionnaires dans le capital de la chaîne, vieilles souches ennemies, tel France Telecom. Les guignolades ont pour une fois comme scène l'antre sacré et nourricier des turbulents dénonciateurs des tares et méfaits qui prolifèrent. Santé et bienvenu au club !

Départ en trombe du château d'Au. pour rejoindre la gare de Laon. Le J5 à fond la caisse sur les sinuosités de l'asphalte glacé. Alentour, les étendues enneigées embellissent les domaines agricoles.

Cet après-midi, je retrouve, en furetant dans mes cartons au grenier, quelques textes écrits à l'époque de la guerre du Golfe. Ces chroniques avaient été pondues après la publication du recueil Heïm et les gros niqueurs.

Je les note ici, pour qu'elles soient en sécurité :

 

La Solution vénale, le 02 novembre 1990

 

Le chambard cultivé depuis tout juste trois mois autour des méfaits du grand méchant nouvelle cuvée mérite quelques petites mises au poing.

Saddam Hussein a certes tous les culots. Puissant et moustachu comme un Staline, rapide et déterminé comme un Hitler, S.H. s'offre en archétype du démon de synthèse.

Si des pilotes israéliens l'explosaient comme une centrale, nucléaire de partout, je n'irais pas chialer sur sa bouillie.

Le monstre baasiste a pourtant une tripotée d'excuses.

Une guerre contre des Iraniens fanas épuiserait Nabuchodonosor lui-même, même nourri à la poudre occidentale.

« N'avait qu'à pas commencer ! » me lance un contradicteur perçant de souche.

« N'empêche que l'Iran planchait sérieusement sur le destroy le plus insidieux à commettre dans la région » je contrecarre avec un naturel à vous couper le détroit d'Ormuz.

Le recul panoramique rend grotesque la guerre Iran-Irak : pénétrations successives de chacun, ballet belliqueux des offensives-surprises, des offensives-éclairs et des contre-offensives revanchardes ; bap­têmes poétiques des opérations guerrières, depuis les Six Aurores lancées par les troufions de l'Imam Khomeiny, jusqu'aux Guerres des marais ou... des pétroliers, eh oui déjà ! ; les malheureuses tentatives de réconciliation d'Olof Palme, petit onusien encombré de bons offices.

L'hygiène des bains de sang s'impose par cycle.

Cette guerre par procuration a largement servi les deux Grands cantonnés dans le fla-fla diplomatique. Plus besoin n'est de déblatérer sur les ventes d'armes qui s'opérèrent avec la bienveillance des dirigeants soucieux de concilier principes internationaux pour la bonne figure et gains substantiels pour plus bas, du côté des bourses. Sujet éculé... d'enculés si j'osais ! La France le connaît bien.

L'Irak a payé de son peuple. Le million d'hommes au pied de Saddam ne semble d'ailleurs doué que pour se faire faucher sur les champs de bataille : il suffit de voir l'absence de révolte populaire à l'annonce de la réconciliation avec l'Iran. On est pourtant là en pleine histoire de brindezingue en phase delirium ! L'oppression par la milice irakienne ? La collaboration des oppressés n'arrange rien.

L'Irak s'est battu et les autres pays arabes ont négligé de lui renvoyer le baril. Pays ruiné, l'instinct de son maître ne se trompe pas d'objectif : le Koweït est une tirelire, pas seulement lourde de gros-plein-de-soupe, et assure un débouché direct dans le Golfe.

Le fric est bien la raison d'être du Koweït. Ne parlons pas d'Etat, et encore moins de nation. Qu'on nous prenne pour de pauvres gabiers de poulaines paumés sur un Clémenceau ne m'étonnerait pas : la belle leçon d'hypocrisie que de prétendre appliquer le droit international à cette protubérance artificielle.

Œuvre du colonisateur anglais, le Koweït est déclaré indépendant en juin 1961 : l'Irak le revendique tout de go comme « faisant partie intégrante » du territoire national. Le contentieux est donc aussi vieux que le croupion juteux lui-même.

Dès l'annonce de l'invasion, les Etats-Unis, telle la pute invoquant la vertu ou Mitterrand la morale, accaparent le droit international pour se tailler l'étoffe d'un justicier du globe. Fi de leurs antécédents et de leur je-m'en-foutisme pour l'application des règles consacrées par l'onu. Bush gronde, sûr de son fait, les autres suivent.

Si certaines motivations du branle-bas de combat nous échappent, les intérêts apparents puent assez pour suspecter la réaction internationale de n'être nullement fondée sur de gueulantes valeurs ressassées à grands renforts de médias.

La menace pour les autres pays arabes ? Sur le papier l'addition des potentialités militaires des seules Arabie Saoudite, Egypte, Emirats et Syrie dépassent pour les armes et frôlent pour les hommes celles de l'Irak. Sans motivation ni détermination évidemment...

La place artificielle de certains dirigeants arabes, à la semelle des acheteurs de pétrole, pousse les populations vers celui qui a osé défier les colonisateurs économiques. Danger il y a, oui, mais pour les affairistes.

C'est l'affaire des gros sous, du pouvoir et des boules de gomme.

La crampe pointe à l'horizon. J'arrête là mon compte-gerbé de ces guignolades.

 

Ci-gît pour rire

Si les vapeurs hivernales transissent le pays, mon fignard exhale lui un 37°2 du tonnerre. Beineix peut aller crever dans son caniveau.

Pas de fulminations enfiévrées pour ce soir. Le temps d'une lune, je délaisse les tréfonds parisiens et leurs pue-la-mort.

Dans le coton jusqu'aux roseaux, j'affiche une mine des plus grises en remontant à la surface. La respiration telle une traînarde de grand chemin, la toux bruyante qui achève une gorge en lambeaux, le pas claquant sur un rythme de fuite, j'infiltre la brume sans peine, les pores tout juste agacés.

Rien ne tente mes pensées. L'actualité, bric et broc des chiasses mondiales, n'active plus chez moi d'urticaire à fleur de nerf, de cette rage à piler ceux qui encrassent la vie. Je dois couver le blasement de mes dégoûts, ou un chtuc de la comac déprime.

Guerres et paix se trament dans des sphères étrangères ; Thatcher laisse tomber sa cotte sans pour autant se destiner aux mailles à l'endroit et à l'envers ; Bez baisé ! refrain du jour sur le zinc du bistrot de gros rouge.

Tout ça ne m'inspire qu'un gros reniflement.

L'emprise morose me tenaille. Actions à mener, pensées à diffuser : cela ne vaut jamais que pour la conscience que l'on veut avoir de soi-même.

Sonder son nombril soulage l'égo. Freud ne l'aurait pas mieux dit.

 

Les Étrennes de Fanfan

(Ecrit entre Noël 90 et le jour de l'an 91)

Je profite de cet entre-deux fêtes pour changer de ton. Les victuailles risquent de mal passer pour l'an nouveau, mais je ne peux rester de marbre, au chaud sous les cotillons.

Fanfan mité nous concocte des étrennes sur l'air des chairs écharpées. Une paye qu'on l'attendait, notre nouveau va-t-en-guerre socialiste.

Si tous les potes de Carpentras et d'ailleurs pouvaient se foutre la main dans la gueule.

Toutes ces années d'humanisme gluant, de tolérance matraquée, d'appels liturgiques au dialogue n'auront servi qu'à une chose : après une décennie de pouvoir pépère, le vieux Fanfan, au passé pas toujours transparent, peut décider en conscience du destin de notre pays et de la vie de millions de jeunes. Que l'accomplissement démocratique se fasse...

Ce qui se trame dans le Golfe ne nous concerne en rien.

Pour Fanfan la rose, l'entrée en guerre de la France sera motivée et limitée par le Droit international. Qui peut croire que le belliqueux Bush ait de si bonnes intentions ? Le Président américain nous démontrera que ces prétendus principes mondiaux se résument à la loi du plus fort.

S’il s'agit de faire respecter un certain nombre de règles érigées comme fondamentales, notre Président peut envoyer immédiatement ses 58 millions de concitoyens combattre pour la bonne cause, à commencer contre la totalité des pays du Proche-Orient, Israël et les Etats-Unis eux-mêmes. Je me demande même s'il ne devrait pas envoyer un petit commando nettoyer ses propres rangs.

Imaginons que des centaines de milliers d'hommes finissent charognes dans les sables arabes. Nos dirigeants auront l'air fin d'aller justifier la boucherie par quelques fumeux principes face au plus élémentaire d'entre eux : le droit à la vie. La seule dignité qui restera à François Mitterrand sera alors de se loger une balle au fond de la gorge. Souhaitons que cela n'arrive jamais.

Combattre se fait pour de saines causes, comme défendre son pays face à l'envahisseur, mais certainement pas pour aller libérer un territoire étatisé pour de seuls intérêts stratégiques et financiers.

A ce prix, aucune légalité ne peut obliger des jeunes gens à goûter aux atrocités du casse-pipe.

Que les soldats de métier et les volontaires aillent bouffer du méchant arabe : devoir pour les uns, droit pour les autres.

Mais réquisitionner des vies humaines, par un effroyable retour au temps de la chair à canon, serait là un abus de pouvoir impardonnable.

Monsieur le Président, ne suivez pas l'exemple des Etats-Unis et de son croupion anglais.

 

La Loi de la Guerre

Pour un peu, j'allais manquer à mon sacerdoce de gros niqueur. La guerre du Golfe fête déjà ses 26 jours d'existence, sous forme de pétarade aérienne, et je n'ai pas trouver un brin de temps pour broncher.

La faute à ma gloutonnerie d'informations : j'ai laissé se sédimenter la maigre pitance quotidienne sans pouvoir l'épurer de ses commentaires en forme d'aérophagie frileuse.

La guerre du Golfe est le révélateur d'une bien pitoyable humanité.

Dramatique, le Gong onusien, fixé par une grotesque escroquerie morale que de Cuellar ne tardera pas à pressentir, a paré la future barbarie conventionnelle des Alliés de la légalité internationale.

Mes premières pensées, malgré un anti-humanisme croissant (ou une misanthropie galopante comme on veut), vont aux innocentes victimes des cieux explosifs, notamment aux civils irakiens, israéliens et saoudiens.

Encore une fois, c'est la masse de soldats tués qui risque d'émouvoir les peuples de nos molles démocraties, et d'attiser la passion haineuse et déterminée au massacre chez les accrocs de l'Islam, les extrémistes bien entendu.

Tant qu'ils se cantonnent à la voie des airs, les alliés peuvent faire croire à une opération de gentlemen, une guerre en gants blancs pour ainsi dire.

Sitôt le sang abondamment répandu dans nos rangs, et la loi de la guerre imposera ses terribles usages.

Le malheur est pour l'instant focalisé sur les quelques grandes villes irakiennes bombardées et sur la famille des scudés et des militaires tués. (L'exemple des sept marines victimes de leur propre missile est d'un comique sordide.)

L'horreur, telle qu'elle sera retransmise par les médias, si tant est qu'ils en aient les moyens, reste encore à venir.

Les motifs de ce conflit n'ont rien de reluisants et ne méritent certainement pas le sacrifice d'êtres humains. Pensez à la petite France pour laquelle Mitterrand prétend au rang de grande puissance ! 1 % des raids aériens, 15 000 hommes sur 700 000 : nos soldats vont se faire massacrer pour de la symbolique. On aurait pu se limiter à l'envoi de notre vieux Fanfan dans les sables arabes. Superbe qu'il aurait été avec son petit baluchon plein des poussières du Soldat inconnu.

Le bâillonnement des médias, s'il semble nécessaire aux dirigeants politiques et militaires, n'en n'est pas moins inquiétant pour le contenu de ce qui fera l'histoire dans 50 ans. Les principes avancés ici ou là se réduiront à la seule charité chrétienne des usa lors des négociations d'après-guerre.

Si de simples opérations aériennes s'offrent avec une telle opacité, notamment quant à leurs résultats, imaginons la confusion hystérique qui régnera lors des combats terrestres. La bataille de Khafji en est la piteuse illustration.

Ainsi naît, par compensation, le terreau pour les rumeurs de toutes sortes qui hantent les rédactions et qui, si l'on n'y prend pas garde, passeront bientôt pour des vérités historiques.

Bush, son Ours blanchâtre et son chef d'état-major interarmes s’attellent à faire lâcher prise à la forte bête.

Si l'envie prend l'Emir Jaber al-Ahmad al-Sabah d'aller régner dans les hautes sphères de son territoire, nous pouvons l'y aider par un grand coup de latte dans le grassouillet : les airs du Koweït sont libres.

Pour le reste, puisqu'on se refuse au nettoyage atomique, il faudra engager une guerre bilatérale, la charnelle qui tue à portée de mains. Bush atteindra alors le pouvoir délétère, géniteur, par Irakiens interposés, de boys étripés. Vaste programme économique !

Et Saddam Hussein là-dedans ?

Sanguinaire comme tout tyran qui se respecte, cela fait plus d'une décennie qu'il exerce ses talents. Implanter le baassisme dans un pays où la majorité la population est chiite (comme celle d'Iran) cela ne peut se faire dans la guimauve.

Saddam doit se faire respecter et imposer ses vues : la détermination dans l'horreur est la seule voie qu'il connaisse.

N'empêche, la réussite est complète et ferait baver plus d'un dirigeant au pet démoucratique : le 13 novembre 1982, quatre millions d'Irakiens envahissent les rues pour soutenir son régime.

Le soutien, hier, des alliés dans sa lutte contre l'Iran, comme un catalyseur des ardeurs islamiques, ne peut aujourd’hui que le renforcer dans ses pratiques.

L'intelligence se conciliant facilement avec une tyrannie plébiscitée, Saddam Hussein comprend ce qui fait la force des Perses : la galvanisation au combat par le nationalisme et la religion. De là, sa stratégie actuelle : se limiter aux à-coups militaires en attendant le corps à corps. De plus, pourquoi se risquer à de grandes offensives terrestres, vouées à l'anéantissement par l'aviation des alliés, lorsqu'un simple Scud lancé sur Israël suffit à le sacraliser aux yeux des arabes et à lui offrir une couverture médiatique mondiale ?

Ne doutons pas que l'histoire manichéenne made in Occident lui fera une place d'honneur parmi ses démons. Le monde arabe, lui, portera longtemps Saddam dans son cœur, et il restera une figure essentielle alors que plus un américain moyen ne saura mettre une fonction sur le patronyme Bush.

Je divague, je divague...

 

Dresde in the Gulf

A moins d'une résurrection des Irakiens martyrs, l'opération Gambettes du désert n'aura eu qu'une naissance crépusculaire. Le silence, chargé comme une langue de bois, surplombe désormais le champ de bataille.

Le plus désolant dans cet épilogue sanglant : les Bush, Major et Mitterrand, trio drapé dans une torchonneuse légalité, vont s'essayer à l'arrivisme infatué des vainqueurs.

Saint Mitterrand ne manque pas de nous prodiguer une fois de plus la bonne parole. Les sables foulés lui dérouillent les maxillaires. Frisant l'agressivité virile avec son quarteron de journalistes black-outés, il refoule sans ambages les questions tout juste taquines.

La belle affaire que ses litanies en forme de radotage essoufflé. Dans l'histoire comme un larron décati, il tente de nous vaseliner l'ordre du jour de son maître Bush : la peau de Saddam.

Le dopage médiatique n'a pas empêché la liquéfaction des troupes irakiennes. Face à l'acharnement des coalisés, le grand Saddam n'aura mené qu'une lutte balbutiée. Le plus féroce tueur d'Arabes ? Bush sans aucun doute : près de 100 000 morts et blessés selon les premières estimations. Destruction et humiliation : les gardiens du droit ont une haute idée de la justice.

Attendons les négociations d'après-guerre pour avoir les idées plus nettes. Les principes de papier mâché laisseront place aux intérêts vite déçus. On aura détruit un pays et meurtrit un peuple sans prendre garde à l'équilibre de la région. Le pétrole en promotion, le fantoche Koweït plus fortifié que jamais, les extrémistes retrouvant les voies terroristes après un instant d'abattement... et Allah seul sait quelles surprises encore.

Le carnage évité dans nos rangs ne change nullement la mixture glauque de nos dirigeants. La victoire, évidemment attendue, ne doit pas occulter la sale démarche du clan anti-Saddam. Si certaines prévisions pessimistes ne se sont pas réalisées, l'humanité vient tout de même de prendre un mauvais coup derrière l'oreille.

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Paris, le 21 février 1994

Chère Samya,

Les semaines défilent et mon précieux ouvrage sur les Vosges, que je dois convoyer jusqu'à Epinal, est toujours retenu en Tchécoslovaquie. Par la même, ma visite dans les profondeurs nancéiennes n’a pu avoir lieu. Une petite lueur de libération de l’ouvrage original pointe toutefois à l’horizon.

J’espère que le dur labeur estudiantin t’apporte toutes les satisfactions méritées par la sueur versée.

Je suis, moi, à nouveau fureteur à la Bibliothèque nationale pour des projets de réédition d’œuvres traitant de l’Histoire des Villes et villages sous la Révolution française, nouvelle collection dont je dois m’occuper.

J’ai hâte de vous revoir, toi et ton compagnon. Dès que je suis en possession du vieux bouquin, je t’appelle pour convenir d’un rendez-vous.

Bon courage et à très bientôt.

Très amicalement.

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Jeudi 24 février

Vu hier soir Bernard Tapie, premier invité des Coulisses du destin, la nouvelle émission du journaliste Guillaume Durand. Quel personnage, mazette ! Sa dextérité à communiquer à travers les médias est presque fascinante. Comme ces gros mammifères marins prodigieusement agiles dans leur milieu naturel, la belle bête Tapie développe son aura et navigue sur la crête médiatique laissant les pâlots du petit écran comme de gourdiflots jobards.

Par contraste, Durand, le rebelle de la mèche, n’offre qu’une bouille d'albâtre suant, d’un esthétisme douteux, et gère tout juste sa propre angoisse ; Philippe Tesson du Quotidien de Paris, venu s'essayer à la contradiction avec le Bernard, semble avoir été déterré pour l'occasion et doit faire très peur aux petits enfants. Le couffin issu d’une union entre le journaliste et notre vieux Fanfan, bien que je soupçonne l’absence totale d’attirance entre les deux vestiges, aurait toutes les chances de remporter le grand prix d'Avoriaz. Voilà, c'était pour rire un peu.

 

Samedi 26 février

En partance pour Au, chargé d'un fatras de formulaires fiscaux pour les déclarations de la sci et de ses huit associés.

Actuellement, jeux olympiques d'hiver de Lillehammer. Le Ministre des sports, selon ses tendances caractérielles et son état de santé, doit bouillir de l'adrénaline ou faire sous lui. Pauvre vieux ! Ses athlètes du froid, de la poudreuse à la patinoire, se ramassent avec l'obstination du suicidaire, laissant toutes les médailles pendre à d'autres cous. Ne leur reste que du chocolat amer à grignoter. Sitôt les jeux clos, les frictions d'oreilles vont être au programme.

Jean Sablon est mort. Le premier chanteur français à s'aider du micro traînait une grave maladie. Ainsi s'est couché Syracuse...

 

Dimanche 27 février

Terrible journée. Heïm va très mal, tant physiquement que psychologiquement. Les problèmes financiers commencent à s'étendre à la sci, qui risque de ne pas pouvoir honorer ses engagements. Autant dire que Heïm est touché directement dans sa chair. Entre les échéances de fin de mois d'Histodif, les apports à faire à Reprographie du Santerre, et les obligations personnelles (sci, impôts, nourriture...) il va falloir faire des choix forcément douloureux.

Dans la Peugeot 505 nous amenant à la gare de Laon, Alice, Hermione, Karl et moi ne soufflons mot, chacun à son désespoir et à ses inquiétudes. Peut-être aurais-je préféré que Heïm me cassât la gueule... la tension eut été moins insupportable.

Heïm est, à chaque instant, en danger de mort. Les malaises cardiaques, le sucre, la tension : les manifestations et les taux atteignent fréquemment des extrêmes qui tueraient tout individu normalement constitué. Malgré les myriades d'épreuves, la volonté de vivre est chez Heïm plus puissante que tout. Ce soir, pourtant, nous avons senti un mélange de lassitude furieuse et d'une combativité prête à la plus ultime des solutions : se faire sauter la cervelle, si le déshonneur est trop grand. A quel degré de malheurs va nous conduire l'apparente déliquescence inéluctable de la vie. Et si nous, enfants de sang ou rapportés, ne pouvions vivre à hauteur d'homme. Que va-t-il advenir ? Combien de temps Heïm va-t-il supporter et résister ? Quelles solutions à trouver et à mettre en œuvre ? Résisterons-nous aux attaques extérieures et à notre propre médiocrité, lorsque Heïm rejoindra le Christ de la propriété ? Larmes aux yeux et grosse boule à la place de la luette, je ne peux extirper de mon esprit ces interrogations.

Connard à mon niveau, englué dans mes insondables bêtises, je reste tourmenté avec mes petits moyens.

La propriété d'Au, alors que nous venons de quitter définitivement le château d'O, inspire de plus en plus de mauvaises choses à Heïm. Sentiment d'isolement absolu, constatation d'une désobéissance accrue de collaborateurs incompétents et inefficaces à produire autre chose que du vent ; seule Hermione répond correctement aux attentes de Heïm.

Sombres perspectives...

Nous faisions le bilan des 17 années passées à O : richesse et pauvreté, bonheurs et malheurs, unions et séparations. Les affaissements de terrain se font de plus en plus fréquents, les arbres sont déracinés par les tempêtes comme jamais... l’automutilation s'accroît, comme si nous devions rester à jamais ses derniers hôtes.

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Mlle Nadette M.

[...]

Edimbourg Ehkidd

Ecosse

Paris, le 28 février 1994

Dear amie,

C'est sous les loupiotes vertes de la Bibliothèque nationale que je salis ce papier.

J'ai eu votre message, sur mon croulant répondeur, m'évoquant votre week-end avant l'envol vers nos bien-aimés voisins écossais. Pour moi, ces deux jours ont plutôt été terribles, encombrés de multiples soucis.

Je ne suis point dans une turbulence jouissive, d'autant plus après ce que je viens de lire. Je vous avais promis de chercher un ouvrage traitant de Lyon sous la période révolutionnaire, voilà qui est fait : l'œuvre, parue en 1883, émane du Baron Raverat. Ce qu'il rapporte me conforte dans l'idée que nous, français, n'avons rien à envier aux nazis & fachos de tous poils dont on nous bassine les oreilles. Nos horreurs, notre barbarie équivalent pour le moins leur génocide.

Voici les faits rapportés qui ont eu lieu, au nom des Droits de l'homme, il y a deux cents ans, ce qui ne représente même pas l’addition de trois existences complètes.

Guillin-Dumontel, vieux gouverneur des lieux, s'était à maintes reprises battu, pour défendre son peuple et son royaume, et en gardait des traces physiques. Les vermines révolutionnaires s'obstinèrent à vouloir éliminer leur dirigeant, non comme des guerriers ennemis et loyaux, mais comme des bêtes atroces de barbarie.

Le gouverneur, réfugié dans son château avec sa femme et ses enfants, tua les premiers avant d'être atteint au front. Transporté par quelques officiers municipaux, la foule enragée et baveuse ne voulu pas le laisser tranquille dans son agonie : un coup de fourche par un cul terreux de Couzon, « un vieux paysan lui abat l'épaule du tranchant de sa faux, chacun lui veut plonger son sabre dans la gorge ; (...) on répète qu'on égorgera comme lui sa femme et ses enfants pour éteindre cette infâme race. [Ecrit en 1887, n'est-ce pas le propre d’un genocide ?] ; un jeune homme de Curis, plus humain que les autres, l'achève d'un coup de hache. »

Là commence l'inconcevable horreur qui rendrait presque guimauve les camps de la mort, et enfants de cœur leurs animateurs : « Guillin est à peine mort, que ses bourreaux se précipitent, dépècent le cadavre ; ils s'en partagent les lambeaux, les uns lavent dans son sang leurs mains noires de poudre ; d'autres, chose incroya­ble ! y trempent leurs lèvres altérées ; on arrache les oreilles, les entrailles fumantes de la victime, on s'en décore en guise de trophées et de cocarde ; enfin, on emporte sur une pique la tête détachée du tronc pour la faire figurer à je ne sais quel indescriptible festin qui se prépare à Chasselay. »

Tous ces détails ont été scrupuleusement rapportés dans la procédure qui fut instruite à Lyon après l'événement.

Taine, historien a priori sérieux, a narré l'épisode du festin où ces innommables ont dévoré le cœur et les chairs de l'écharpé gouverneur.

Voilà sur quoi repose notre régime démocratique... Vive la République ! Vive la France !

Pardon pour la noirceur de mon propos.

Au plaisir de retrouver votre pétillance.

Votre ami.

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Vendredi 4 mars

En partance pour Chaulnes. A 15 heures je vois Gérald M., le chauffeur-coursier, pour un entretien avant son licenciement économique.

Balladur est sur la pente descendante. Les gaffes se cumulent. L'affaire d'Air France, les marins pêcheurs, André Rousselet et enfin le contrat d'insertion professionnelle alias Smic-jeunes : gauchards et syndicalistes boursouflent cette maigre pitance pour entretenir leur influence déclinante. N'empêche que le Balla., au bout du compte, présente sa molle bedaine pour que les contestataires becquettent jusqu'à satiété. Le père de famille, bon comme du bon pain, risque d’être victime de sa sagesse attentiste.

Eu Nadette au téléphone. N'avait pas l'air très jouasse dans son Ecosse. Doit revenir sur nos terres lundi prochain. Elle me rendra visite le samedi qui suit. J'espère, cette fois, ne pas avoir un cas de force majeure qui provoque l'annulation de tout.

De retour vers Paris.

Supertramp me canarde les tympans et je me surprends à quelques mélancolies. Aucun amour, aucune passion n'a accroché mon existence depuis la fin de mon histoire avec Kate. Rien qui n'ait duré, en tout cas. Aucune nouvelle de la demoiselle, depuis octobre 1993. Elle serait morte que ça reviendrait au même. De son côté, elle a probablement reçu dans sa boite aux lettres un prospectus vantant la réédition d'un ouvrage sur Lagny. Brève manifestation de notre activité persistante.

Dernière trace que je conserve d'elle dans mon portefeuille : un chèque de 350 francs daté du 10 octobre 1993 à mon attention, en remboursement de je ne sais plus quelle dépense. Quel symbole ! Quand on songe aux millions de francs lourds perdus du fait de notre néfaste relation.

Je n'écris avec intérêt que dans des instants d'enthousiasme ou de révolte. Lorsque la sérénité s'installe, je n'ai plus goût à m'exprimer, faute d'utilité. J'aurais beaucoup de mal à devenir un ouvrier de la plume, tel Flaubert ou Zola. Pour moi, cet exercice reste une manifestation des tripes. Les boyaux de ma pomme n'ont, à cet instant, pas grand chose à se mettre sous la dent. Y aurait-il chez moi une légère tendance à la cyclothymie ?

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Mlle Nadette M.

Du train en partance pour Paris, le 6 mars 1994,

Précieuse amie,

La récolte fut tardive mais abondante : vos lettres des 24 et 28 février, l’une née des douces chaleurs lyonnaises, l’autre éclos non loin de l’humidité écossaise, sont toutes deux tombées vendredi dans ma boîte. Il y a des prouesses de nos services publics qu’on ne s’explique pas. Cette angoissante incertitude de la date d’achemi­nement de nos bouts de papier doit constituer pour les agents jaunes une forme d’art suprême, bien qu’insi­dieux, voire même pernicieux. Ne rechignons pas devant la subtilité langagière, crénom !

Allez-vous donc me revenir avec une forme pétaradante, et non point la bouille tissée du tissu écossais ? Votre voix, lors de notre dernier entretien téléphonique, me laissait présager la plus florissante des fantaisies existentielles.

Pour mézigue pâteux (expression de chez nous) week-end dans les terres à la recherche de mortes brindilles et branchettes arrachées à leur attache par des tempêtes tournoyantes. Croyez la bête vigoureuse que je suis : ça vous dérouille les entournures sans pareille. L’air frais de cette campagne nettoie les conduits respiratoires ; les menottes trifouillent la bonne terre grasse de nos contrées, juste pour donner bonne mine aux ongles tristounets ; le museau frétille du bout, pour mieux s’imprégner des sauvageonnes faune et flore du parc. Tableau agreste, je l’accorde, mais ô combien revigorant pour l’âme déschématisée.

Hormis ces escapades, rien de bien édifiant, et encore moins de transcendant à narrer. Semaine agitée en perspective. Mardi et mercredi Épinal et Nancy se disputeront ma présence ; jeudi, je voguerai entre Chaulnes et Péronne ; vendredi, si tous les cas de force majeure sont muselés, je me consacrerais entièrement à la lyonnaise.

A très rapidement.

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Mardi 8 mars

Dans le train menant à Nancy, je lis Quatre ans de Captivité à Cochons-sur-Marne de Léon Bloy. Voici ce que j'en extrais :

« J'ai pensé souvent que bien des gens qu'on aperçoit, ici et là, sont réellement des morts, des morts exhalant une odeur de fosse, ayant des attitudes de cadavre. Combien sont-ils de vivants au Ministère ou au Parlement ? Un des inconvénients les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus. Le Président de la République est probablement une charogne. »

Quel sombre délice de lire, dans ce style cataclysmique des idées toujours au faîte de l'actualité.

Autre perle de violence littéraire dans un article du 21 avril 1903, contre les hommes de presse, intitulé : L'Aristocratie des Maquereaux :

« A force d'avilissement, les journalistes sont devenus si étrangers à tout sentiment d'honneur qu'il est absolument impossible, désormais, de leur faire comprendre qu'on les vomit et qu'après les avoir vomis, on les réavale avec fureur pour les déféquer : la corporation est logée à cet étage d'ignominie où la conscience ne discerne plus ce que c'est que d'être un salaud. »

Bon dieu, quelle bonne purge !!!

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A Mlle Nadette M.

Le 8 mars,

Du train en partance pour Nancy,

Ma voyageuse préférée,

Puisque nous cheminons tous deux de patelins en bourgades, de capitales en villages, je me permets à nouveau de vous gribouiller quelques bricoles, à un peu plus de cent à l’heure.

Comme vous pouvez l’imaginer, je ne suis en rien dupe des méfaits et atrocités de l’ordre révolutionnaire, et ceci depuis mon plus douillet berceau. Tout petit, je jouais aux chouans avec mes frères et sœur de cœur, déterminé à rougir des bleus. Moi, j’incarnais Georges Cadoudal, une des grandes figures chouannes avec François de Charette et Jean Cottereau. J’avais nettement choisi le camp du drapeau blanc et de la croix au cœur contre la solution finale des vermines jacobines et républicaines. Je ne m’appelle pas de Crauze pour rien...

Ce soir, je suis accueilli à Nancy par une ancienne camarade de la Sorbonne qui rayonne, comme vous, par son sens aigu de la vie.

Instants délicieux pour moi : le mélange des plaisir est sur ma tablette de train. Pour les oreilles, la dernière livraison de Phil Collins, douces mélodies inspirantes. Pour la vue et accessoirement (!) l’esprit, Le Mendiant Ingrat du cataclysmique Léon Bloy, dans une édition de 1948, encore vierge de toute lecture. C’est au coupe-papier que je dois ouvrir et découvrir les pages. Presqu’aussi sensuel que d’ouvrir une demoiselle fruitée...

Les préliminaires n’auront pas été inutiles : la lecture de votre deuxième courrier d’Écosse m’aura bien stimulé pour gratter à mon tour de la plume. Merci à vous.

Au plaisir de vous retrouver à Lutèce.

Votre attentif.

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Mercredi 9 mars

Gilles G., professeur de droit à la faculté de Nancy, est face à moi, lançant ses sages et ronflantes paroles dans l'air surchauffé de l'amphi TR02. Mazette quelle histoire ! Me voici, pour une matinée en compagnie de la charmante Samya, redevenu étudiant dans la roide matière. Sage, trop sage le prof ! Rien d'attractif dans sa phraséologie. Sérieux certes, compétent, c'est incontestable, mais pas un brin pétant le feu.

A l'époque sorbonnarde, lors de ma première année de Deug, j'avais eu la chance d'avoir en droit constitutionnel le flamboyant Jean Gicquel. Malgré ses penchants gauchards, j'étais séduit par son verbe, sa capacité à transformer en fresques des concepts pour le moins soporifiques, son rythme soutenu mais toujours coloré d'humour, de cynisme et de boutades. Par le seul intérêt qui nous portait à l’écouter, nous retenions beaucoup plus profondément et durablement ce qu'il aurait fallu, sans ce talent oratoire, bachoter à coups de grosses sueurs.

Je poursuis ma lecture du martyr Léon Bloy et tombe sur cette nouvelle considération :

« 8h40 du matin, train des employés. Ces gens qui se connaissent tous, arrivent, invariablement, un petit sac ou un petit panier de provisions à la main pour leur déjeuner au bureau. Ils se serrent la main et, du commencement de l'année à la fin, échangent les mêmes lieux communs dans lesquels on les ensevelira, après qu'ils auront fait semblant de mourir. »

Terrible et dérisoire destinée du commun des mortels, ce que Heïm rassemble sous la catégorie « d'usines à merde s'agitant dans leur activité occupationnelle ».

Dans un article inédit au titre prometteur, La revanche de l'Infâme, cette définition du conducteur de voiture : « tout automobiliste ambitieux est un assassin avec préméditation ». Cela fait belle lurette que je suis cons­cient de vivre dans un monde de délinquants.

Décidément, les aphorismes abondent chez notre truculent désespéré : « Il y eut, autrefois, la sélection merveilleuse du Sang et de l'Âme qui s'est nommée l'aristocratie des vertus. Il y a, aujourd'hui, la sélection de l'argent qui produit naturellement l'aristocratie des imbéciles et des assassins (...). »

Allez, encore deux belles formules :

« Les peintres ont le pouvoir de faire entendre par les yeux. »

« Les Prophètes sont des gens qui se souviennent de l’avenir. » Merci Léon !

Je comprends pourquoi, il y a quelques années, Heïm m'avait demandé d'attendre d'avoir mûri avant d'entreprendre la lecture de Bloy. Son agonie, sa misère plus profonde, les jours passants, terrifient le lecteur, mais l’extrême difficulté à vivre est transcendée par une révolte éperdue.

Le mendiant ingrat reçoit quelques francs d'un tout jeune enfant, André Martineau. L'enragé lui écrit ce mot touchant :

« Mon cher petit ami. Tu es le bienfaiteur de Léon Bloy. C'est une chose que tu ne peux pas encore très bien comprendre. Mais si, gardant cette lettre, tu la relis dans vingt ans, lorsque le pauvre Léon Bloy sera sous la terre, tu pleureras de pitié en songeant à la vie terrible de cet écrivain si malheureux. En même temps tu pleureras de joie en te souvenant que le pouvoir te fut donné de le consoler quelques heures. »

C'est quoi sa misère ? Lis donc : « On commence à ne plus pouvoir nourrir les enfants. Affranchissement d'une lettre nécessaire, trente centimes, une saignée en pleine carotide, un flot de sang ! ».

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Paris, le 11 mars 1994,

Chère Samya, cher Fabrice,

Cette petite lettre comme témoignage de mes plus amicaux remerciements pour l’accueil attentionné que vous m’avez réservé. La gentillesse et la douceur qui s’exhalent de votre couple sont un bienfait pour l’âme un peu dans le vague, une sorte de reconstituant.

Comme je te l’expliquais, Samya, n’accorde aucune valeur aux petites saletés que quelques envieux de passage pourraient t’envoyer. Seules doivent compter ton authenticité envers toi-même et tes proches, ta qualité d’être confirmée à chaque aube, l’extrême rectitude de tes choix nourris d’un sens aigu de la vie et des plaisirs qu’elle offre.

J’attends avec impatience l’occasion qui me sera donné de vous revoir.

Bien à vous.

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Dimanche 13 mars

Je suis sombre ce soir. Ma nature profonde, celle qui surgit par mon instinct comportemental, est détestablement minante pour toute action ambitieuse. A force de m'être trop socialisé, j'en viens à ne plus supporter la solitude. Dans le même temps, ce besoin affectif, et éventuellement sexuel, reste difficilement réalisable du fait d'un penchant à la sélection-élimination excessive où, lorsque le coup de foudre est proche, j'ai une incapacité à convertir cette chance potentielle en rapprochement réel.

Un jour, peut-être, mon naturel s’accommodera d'une plus saine simplicité.

 

Mardi 15 mars

3h03 du matin. Hier, soirée avec Corinne R., sauvagesse en plein désespoir. Encore une fois, je n'ai pas choisi la béatitude ronronnante. Cette jeune demoiselle, à l'aura pathétique et aux formes sensuelles, possède cette intelligence et cette intuition si spécifiquement féminines qui désarçonnent le mâle aux sabots. Elle frôle les extrêmes sans jamais se nicher dans un confortable systématisme.

Me narrant avec ses tripes à fleur de peau le chaos de sa perdition passagère, elle m'offre son regard à hurler, qui a la touchante humidité d'un bleu-révolte. Je suis saigné au fond, comme si un pic chauffé à blanc traversait au ralenti mon globe oculaire fondant, comme si une lame de rasoir tranchait net l'autre prunelle, ouverte alors en béance terrifiante. Et les stratus de Dalí et Buñuel passent toujours devant la ronde lune...

Dis-moi, demoiselle, où puises-tu ce concentré d'âme qui t'écorche jusqu'à l'os ? A trop trancher, à trop dépecer, tu livres ta verdeur aux gloutons et risque de creuser trop tôt ta bouille de bébé. J'aimerais pouvoir m'insinuer au plus profond de tes fibres pour mieux saisir les arcanes de tes dérives.

Le don de soi sans réserve, source de ton mal-être, mérite qu'on s'y attarde un chouïa. Voilà ce prince du Barreau, ce seigneur de la Robe qui t'envoûte avec art et prétendue sincérité. Plus que réceptive, la jeune fille délaisse ses pointes, les piquants qui la protègent, pour laisser à nue ses atours, sa générosité, sa sensibilité à feu. L'absolu reste en soi une quête, comme l'horizon un point de mire inaccessible. Dès que l'on croit vivre un instant de perfection, on se trompe soi-même, et le retour de crosse n'en est que plus violent.

A l'écho de cette passion flamboyante, jauge aujourd'hui les lambeaux qui t'en restent. Nib pour construire un semblant de vie, tout juste en guise de mauvaise défonce.

L'expérimentation par la blessure coûte trop à l'épanouissement de sa personnalité. Hier, tel un petit animal apeuré, entre l'oiseau à l'aile cassée et le petit fauve tremblant d'agressivité, tu m'as montré les plus rares qualités d'une femme et les tares dangereuses de la funambule déséquilibrée.

Je ne sais si la peinture de ta pâte humaine t'inclinera à m'allouer ta confiance, mais sache que mon penchant pour toi est coriacement griffé dans mes fibres.

Ce jour, j'ai vu la Justice dans sa crasse magistrale. Voir ma lettre au putain de président de séance. Il n'aurait pas fallu me glisser une lame dans la poigne, car de la viscère de juge prud’homal aurait fréquenté le parterre :

Monsieur,

Vous avez ce jour présidé l'audience de référé du Conseil de prud'hommes de P... à 14h50, dans l'affaire opposant le gie L... à Mme Josette C..., représentée par Maître M...

Je suis M. Loïc Decrauze, né le 6 octobre 1969 à Tours, administrateur unique du gie L... depuis l'a.g.o. du 26 novembre 1993, enregistrée au RCS de Paris. Je suis donc le seul représentant légal de L...

A 14h30 j'étais présent à votre audience, qui a commencé avec 20 mn de retard du fait de l'arrivée tardive de Maître M... Juste avant son arrivée, vous m'avez même proposé de déposer mes conclusions et de faire ma plaidoirie, sans me demander aucune pièce complémentaire quant à ma qualité de représentant légal.

Sur la demande de Maître M..., qui aurait dû être déclaré déficient et irrecevable du fait de son arrivée tardive (si l'on se place dans votre « juridisme ») vous avez refusé de m'entendre pour la défense de L... Seule cause invoquée : je n'avais pas le papier prouvant ma qualité. Je tiens à vous signaler que j'ai défendu de nombreuses affaires devant le Conseil de Prud'hommes de P... comme représentant légal de R...U..., d'O..., et de S... et que jamais on a remis en cause ma bonne foi de représentant légal de ces sociétés.

Aujourd'hui, pour L..., je viens d'assister à un déni de justice du fait d'un véritable banditisme juridique.

Dès demain matin, je vous envoie depuis Paris toutes les pièces justifiant de ma qualité et l'intégralité des conclusions que vous auriez dû entendre ce jour.

Le nouveau code de procédure pénale a éliminé la notion du « Nul n'est censé ignorer la loi. »

Croyez bien que pour me rendre justice, à moi et au groupement que je représente, je n'hésiterais pas à dénoncer cette parodie de justice à laquelle j'ai assisté, bâillonné pour ainsi dire. Le nouveau code précité réprime sévèrement l'utilisation d’éléments infimes pour priver le contradicteur du débat contradictoire. S'il faut aller jusqu'à la suspicion légitime et jusqu'à la Haute Cour, et bien j'irais.

Croyez, Monsieur, à l'assurance de mes salutations distinguées.

 

Lundi 26 mars

Privé de mon support naturel pour inscrire mes notes perso, c'est sur une feuille gentiment donnée par une voyageuse que j'm'en vas discourir sur les derniers épisodes de l'environnement ambiant.

Pour commencer par l'ego, il faut que je me tanne sacrément le cul pour progresser plus vivement dans le développement de la collection Villes et villages sous la Révolution française, sans quoi je vais passer par la disette sous un toit céleste. Poétique pour survivre, mais gênant aux entournures.

L’établissement qui gère mon compte depuis une bonne demie décennie vient de me chier sur la gueule pour un dépassement de quelques centaines de francs sur un découvert autorisé : suppression de la cb et débit immédiat de mes factures en cours. Raclures de salopards ! Conséquence : un chèque d'apport de 2 000 F à la sci du château d'Au est tout bonnement rejeté. Rogatons glaireux de mes deux ! Je ne sais ce que l'avenir me réserve comme divines surprises, mais la cote de satiété est largement dépassée. Notons pour l'éclairage que cet établissement de crédit vient d'accuser une perte de sept milliards dans ses comptes annuels. Comprenons ce gigantesque failli. Bienvenue au club ! Même pas, l'Etat est là, les caisses ouvertes.

Si les affrontements semblent sur la voie de l'extinction dans la feue Yougoslavie, la jeunesse française entame pour sa part un balbutiement de révolte contre un Contrat d'insertion professionnel cogité et décrété par le gouvernement Balladur. Cela faisait un bout de temps qu'on n'avait pas sorti en groupes et pour quelques semaines tous ces jeunes angoissés. Comme toujours, les phénomènes de masse puent la dangerosité par le dérapage.

Les casseurs s'adonnent à une frileuse guérilla urbaine, se cantonnant à quelques jets de pierres, flambées d'autos, bastons improvisées, sans vraie constitution d'une force de frappe organisée. En face, le gueulard Pasqua tente d'effaroucher les branleurs, alors que de plus expéditives sanctions suffiraient. Une politique de la terre brûlée mettrait un terme définitif aux saccages des haineux en mal de sensation.

 

Dimanche 27 mars

Départ de Laon pour l'obèse Lutèce. Week-end physique à Au. Le printemps s'illustre par de fragiles bourgeons. Nous avons allumé un immense brasier sur le ciment de l'ancienne porcherie, alternant couche de sapin sec et tranche de feuilles agglomérées. Tour à tour je manie le râteau, la fourche, je conduis le petit tracteur traînant sa remorque, je surnage dans l'épaisse fumée blanche en alimenteur de la fournaise étouffée. La propriété devient de plus en plus belle, dans tous ses contours. La première tour du château vient de faire peau neuve, habillée par de nouvelles ardoises.

Hubert arrive dimanche après-midi, en permission, avant de repartir pour Castres chez les parachutistes. Le cheveu au ras du crâne, il nous montre son bel uniforme d'élève-officier de réserve. Conversation arrosée avec Heïm.

 

Lundi 28 mars

Ce soir sur TF1 et France 2, les jeunes avaient la parole. Honte d'appartenir à cette génération de petits vieux conformistes, prostrés sur leurs hémorroïdes en germe, assistés jusqu'au trognon. Et ça blablate un max, que ce soit analphabète, débile léger, ou les deux cumulés.

 

Samedi 2 avril

Balladur  n'a pas résisté aux gueulantes des jeunes agités. Les démocrasses ne peuvent plus rien faire à la tête d'un régime mou. Incapable de mater les vandales et les voyous déterminés au destroy de ce qui est à leur portée, incapable d'imposer ses vues à une jeunesse en quête d'un avenir fort et sécurisant, ce gouvernement liquéfié va barboter jusqu'aux élections présidentielles, ne se risquant pas aux grands coups de latte dans le fondement dont a besoin notre société.

Les guérilleros urbains n'ont eu aucune pitié avec les commerçants, détruisant, saccageant, pillant à tout va. S'ils avaient pu posséder des armes, ils n'auraient pas hésité à s'offrir quelques cadavres. Quand quelqu'un a passé toute son existence, au prix d'une trime quotidienne, faite d'abnégation et de courage, à construire quelque chose qui est réduit en poussières en cinq minutes par des voyous sans foi ni loi, il a le droit de mettre un terme à leurs exactions.

La sécurité intérieure est actuellement incarnée par le maître de l’esbroufe Pasqua qui laisse ses troupes, sans ordre de réplique, assister aux destructions. Mais dans quelle espèce de déliquescence généralisée vivons-nous donc ? Même l'Etat n'assure plus son devoir d'assistance et de protection à ses ouailles agressées. Comment refuser alors aux victimes de s'armer pour, la prochaine fois, faire face aux gredins ? On ne va pas accepter une terreur juvénile, alors que quelques commandos musclés suffiraient à les calmer pour de bon.

Le désordre illégitime m'irrite. Voilà pourquoi, ne pouvant compter que sur ma propre capacité d’autodéfense, je sors rarement sans une lame à cran d'arrêt. Si la circonstance est grave, dramatique et que je peux agir, je n'hésiterais pas à m’opposer à un agresseur, quitte à y rester moi-même ou à moisir en taule. Après ce que j'ai enduré, je ne place plus mon existence au-dessus de toute autre considération. Vivre certes, mais pas à n'importe quel prix. Je connais la pleutrerie qui sommeille en moi, la faiblesse congénitale qui me ronge, mais je sais aussi qu'un germe de violence existe dans mes fibres et que les restes de mon éthique me la feront mettre au service de mon bien ou du bien des êtres qui me sont chers. En cela, je n'ai pas l'âme catholique chrétienne.

 

Lundi 4 avril

Je suis au château d'Au. Fin d'après-midi : le ciel a la noirceur des temps cataclysmiques et le vent tempête : sordide.

Terrifiante journée. Sans l'intervention de Karl en larmes, Heïm se faisait sauter la cervelle. Alice, par ses propos et l'absence de lucidité globalisante, a placé Heïm dans une situation sans issue où l'honneur conduisait à la mort. L'atroce aurait été incommen­surable.

Nous n'allons pas bien du tout. Heïm, en danger de mort permanent, rongé par des douleurs physiques que jamais il ne laisse paraître, assiste, impuissant, aux déchéances individuelles, chacun s'interrogeant sur le sens de cette vie collective. Alice a énormément changé psychologiquement, et ses jugements sont d'un incisif que Heïm, par sa personnalité de révolté absolu et d'homme d'honneur, ne peut accepter. Face à Karl et moi, Heïm est fort heureusement revenu sur sa décision et, Alice poursuivant ses raisonnements, il s'est limité à donner une grande claque à sa fille.

Au lieu de prendre son indépendance avec un esprit constructif et dans la gentillesse, on sent gronder dans les fibres de Alice une volonté de rupture brutale, donc néfaste pour toute la famille.

Elle est pour Heïm l'être le plus précieux qu'il ait. Elle ne peut pas ne pas le prendre en compte dans ses actes et dans ses paroles.

Je ne laisse ici émerger que l'événement, sans procéder à l'étalage de tous les faits et de tous les cheminements intellectuels qui ont conduit à ce drame paroxystique. Ecrire tout ça reste pour moi extrêmement difficile, car je suis impliqué de toute mon existence et de toute ma constitution.

Le temps est curieux. De mon lit, je vois les arbres revenus à un balancement raisonnable se détachant sur le ciel nouvellement bleu.

 

Mardi 5 avril

Je griffonne ces lignes avec quelques verres de rouge et de champagne dans le gosier. Pardon pour la possible confusion dans l'expression.

Fabuleux repas de réconciliation avec Heïm. L'horreur vécue hier provoque chez Karl et moi l'épidermique instinct de la sincérité : l'immesurable affection et attachement que nous portons à Heïm. Alice, sous Valium, persiste, tel un iceberg incendiaire.

Nos larmes ont immédiatement désamorcé l'atroce processus. Heïm nous a témoigné sa reconnaissance infinie. Se brûler la cervelle pour un médicament mal ingurgité aurait été un effroyable gâchis, et une tragédie irréparable pour toute la famille.

 

Samedi 9 avril

Jeudi dernier la télévision, toutes chaînes confondues, s'est mobilisée contre le sida. De 20h50 à 3h du matin, autour du duo Dechavanne-Mitterrand (Frédéric), « vous saurez tout, tout, tout, vous saurez tout sur le » terrible syndrome. Acteurs, chanteurs, animateurs : tous gravitaient autour des témoins et des victimes du fléau.

Dans le bus n°48 qui m'amenait de la Porte de Vanve à la Gare du Nord, je dévisageais des dizaines, des centaines de bouilles. Parmi elles, quelques demoiselles émouvantes par leur beauté qui, peut-être, en pleine jeunesse, sont ou seront frappées par le mal.

Le Pen avait été le premier politique en France à alarmer la population sur la gravité du virus. Aujourd'hui, même les plus gauchards bouffent du plastique, protégeant, avec un érotisme directos issu du supermarket, leurs parties plus très génitales.

 

Dimanche 10 avril

Les journalistes, chefs de rédaction ou dirigeants de journaux nationaux, ont laissé transparaître, hier dans la nuit, une (encore) plus détestable image de leur manière d'être et de penser.

Revue de presse sur le petit écran. Premier sujet : le suicide de Grossouvre à l'Elysée, petit personnage émacié, à la tête oblongue et à la barbe coupée courte, accessoirement ami intime de Fanfan mité. La troupe journalistique nous saoule plus de trente minutes sur les tenants et les aboutissants du drame. Chacun y va de sa subtilité light, de ses incontinentes analyses, de sa conception faussement moralisée du rôle qu'ils doivent tenir, les coquins et les malins. Indigestes rogatons rotés à la queue leu leu... Après Pelat et Bérégovoy, Fanfan se retrouve bien démuni.

 

Samedi 16 avril

Avant de partir à Au, revu, dans un café près du Panthéon, la studieuse Aline L. Bientôt avocate, elle a atteint son allure de femme, conservant son hypersensibilité. Charmant moment en sa compagnie. Conversation à bâtons rompus. Elle a su maîtriser ses penchants pour la fête et l'amusement, afin de réaliser son ambition.

Tous ces avenirs qui se dessinent paisiblement : travail, argent, amour, loisirs, amis, voyages... Moi, je ne sais ce que seront mes lendemains. On ne peut m'accuser de conformisme et moins encore de suivre une voie conventionnelle. Force des choses plus qu'intention préméditée.

Nouvelle illustration de l'ivresse barbare qui catapulte un peuple vers l'âge de la barbarie : le Rwanda s'égorge, se bute, s'écharpe, entretenant la puanteur âcre du jus répandu et des corps dégingandés qui jonchent la terre. Le printemps a des couleurs cadavériques.

 

Mardi 19 avril

L'onu vient, encore une fois, de nous démontrer sa totale incapacité à faire respecter ses décisions. Même plus un grand machin, juste un petit, un tout petit truc crotté. Les politiques occidentaux s'étaient gonflés de fierté lors de la si tardive intervention pour arrêter le dépeçage de Sarajevo. Avec quelques raids ridicules d'avions bleus, on se croyait invulnérable, ponte du Droit international. Foutaise de technocrates à l'intellect sclérosé par tant d'ineptes procédures pour envisager un numéro de résolution à expédier au plus vite dans les fosses onusiennes.

L'onu est plus que jamais le repère de l'intellectualisme stérile, des principes pour la bonne parole, des escrocs de l'action politique. Rien, nenni, que dalle, peau de zob. Gorazde, ville musulmane de la feue Yougoslavie, est en cours d'extermination, de réduction en cendre, d'anéantissement par la pisserie du sang d'innocents. Les casques bleus lacèrent leur béret, désespérés que leurs responsables les aient, à ce point, castrés. Les Serbes massacrent allègrement, jouant le jeu de la guerre à plein. Les instances, gavées de crédits pour faire respecter une prétendue justice internationale, se désolent dans de confortables antichambres. Lamentable d'abjection.

Alors qu'un vrai crime de guerre est en cours d'achèvement, nous, les Français, nous jugeons Paul Touvier, proclamé assassin de l'humanité ! Là on est sévère, impitoyable face à un vieillard adoré par sa famille. La démonstration est faite que plus rien ne fonctionne correctement dans ce monde : Koweït protégé, Yougoslavie bradée. Ordures de politiques, raclures dignes de leur pseudo-légalité !

Notre ventre mou contre les Allemands, lors de la Seconde Guerre mondiale, nous étonne presque aujourd'hui, mais nous n'avons en rien évolué. Une petite faction serbe, pour reprendre les armes qu'elle a placées sous le contrôle de la Forpronu, peut mener ses tueries sans être inquiétée.

Lucide Juppé : « Il n'y a pas de solution militaire dans le conflit ». Mais si, glabre ministre, il y en a une... pour les Serbes ! Mais, bon dieu ! ceux qui détiennent les pouvoirs militaires blablatent sans mesure prendre. On va attendre quoi ? Que les Serbes nous envoient dans de beaux paquets des têtes tranchées de casques bleus ? Encore une aberration : Juppé veut une réunion des grandes nations pour adopter une énième position de principe qu'il faudra imposer... mais avec quoi ? La valise diplomatique ?

 

Mercredi 27 avril

Pathétisme amer ce soir. Vu un film de Serge Moati en hommage à Pierre Bérégovoy le Juste, suicidé. A l'époque, quand j'appris la nouvelle, je roucoulais avec ma douce Kate dans le Grand Hôtel de Cabourg où nous avions décidé de passer un week-end prolongé. A nuitée, découvrant en voiture les beautés alentour, je gardais au fond de la gorge un étrange relent de dégoût pour la clique médiatique, qui enterrait hier et aujourd'hui encense le Premier Ministre. Pour l'homme Bérégovoy, sensible jusqu'à la moelle, je ruminais l'impression confuse d'un magistral gâchis. Ce petit homme, si anodin à première vue, cachait probablement une loyauté trempée qui, au-delà d'une compétence sans cesse améliorée par sa remise en cause quotidienne, alliait sa survie au sens de l'honneur. Homme de gauche je sais, mais je reste profondément ému de cette intime tragédie.

Certainement que mes doutes face à l'infernale déliquescence des affaires professionnelles, face à l’influence néfaste de ma relation avec Kate, face à cette fragile et courte parenthèse dans mes tourments aux portes de Deauville, ont cristallisé plus encore mon désarroi.

 

Dimanche 8 mai

Levé à l'aube pour retrouver le château d'Au. S'éloigne de moi pour quelques heures le gris fatras de l'obèse Lutèce.

Mercredi dernier, une heure de sommeil sous les cernes et pas un morceau dans le ventre, je fonce au Conseil de Prud'hommes, rue Louis Blanc, pour contrer les abondantes conclusions du suiffeux Lafente, Avocat de son état, sis sur les Champs-Elysées, accessoirement coquin de Caroline Molès, feue conseillère littéraire de la seru.

Ma plaidoirie, je l'ai préparée jusqu'à 5 heures du matin avec Heïm, Hubert et Monique. A l'heure de bafouiller, un sentiment d'angoisse germe comme au temps de mes oraux de droit à la Sorbonne. Je ne suis même pas assuré que le Conseil me comprenne, puisqu’il n’est composé que de boss et de sous-fifres élus, magistrats non professionnels.

Big Média nous mitonne quelques petites drama­turgies de son cru, pas un brin polyphosphatées, tonitruerait Jean-Pierre Coff. Dans le désordre d'un cogito embrumé :

Senna, le fou du volant, ennemi pour rire de l'ascendantal Prost, se reçoit un méchant coup de boule à 300 km/h.

Entre deux massacres, les Africains du Sud jouent aux urnes, projetant le vieux taulard Mandela à la tête du pays. Quelle destinée pour Nelson !

Fanfan Mité et quelques ministres baptisent le Karl de Gaulle, sous-marin dont la carène fait pisser de joie le chaleureux Kersauson : c'est pas un « morutier » ça, crénom !

Avec leur cinéma habituel, le petit Sarkozy et le gros Pasqua, Laurel et Hardy du moment, s'en vont quérir le grand chef, Sage de Matignon, pour entendre sa sentence sur le budget accordé à l'aménagement du territoire. Hugh ! « Laurel et Hardy, sont de bons amis... » On se goure de chanson, là !

Un Malien clandestin, ramassé à la station Porte de la Chapelle, succombe à une crise cardiaque dans les locaux de la police. Sos Racisme, dont les Potes faisaient grise mine, s'essaye à la suspicion de la sale flicaille blanche. Pas de pot les frères-et-sœurs, l'attaque eut lieu avant l'interrogatoire et elle est confirmée naturelle par les médecins légistes.

 

Lundi 9 mai

Parcours légèrement détourné pour mon retour matinal à Paris : je dois rattraper au vol à Chaulnes une enveloppe, transiter par Amiens, et la déposer à la snvb avant midi.

Dimanche très bénéfique pour le défoulement constructeur. J'expérimente diverses activités : charriage et étalement de petits cailloux, redessinage de la courbe de l'allée d'entrée, débroussaillement dans le pré et autour du Christ polychrome, tonte sur le gros tracteur rouge rénové, arrachage de pieds de choux, je crois, en grosses épingles montées. Ouf ! ouf ! quelle journée, mes aïeux.

Verte et luxuriante, la propriété s'embellit de plus en plus, dévoilant au détour d'un rayon la magnifique bâtisse qui trône là depuis quelques centaines de printemps.

J'achève la quatrième de couverture de Béthune sous la période révolutionnaire, premier ouvrage à sortir sous ma responsabilité dans la collection Villes et villages sous la Révolution française.

La capitale se rapproche...

 

Mercredi 11 mai

Une heure du matin. Hier, journée fructueuse pour le projet éditorial sur Valenciennes. Alors que le tissu économique de Béthune ne m'a pas laissé espérer un picaillon, Etienne Gaspard, vieux monsieur amoureux de sa ville et fondateur de la société, première en France pour le matériel de bureau, qui porte son patronyme, m'informe qu'il participera pour au moins 30 000 F à notre initiative. Voilà qui regonfle et redonne un sens à mon action.

Dans le même temps, je reçois les deux préfaces, celle de l'érudit local Philippe L. pour Béthune, et celle du professeur d'Histoire moderne à l'Université Karl de Gaulle - Lille III pour Valenciennes, écrites avec soin et bénévolement. Ces apports contemporains ne pourront que souligner le relief des œuvres du début du siècle.

 

Vendredi 13 mai

En ce jour de superstition, je reprends mon griffonnage favori. Les dernières interventions se sont épuisées prématurément.

Entre temps, Fanfan Mité nous a fait partager son Happy Birthday présidentiel. Sacerdoce de treize années : rien n'a entamé la vivacité de son rapport au monde. Plus soucieux que jamais des traces qu'il laissera dans le beurre de l'histoire, il peaufine son dernier acte et s’étire avec dextérité entre paternalisme bienveillant et machiavélisme sous-jacent.

L'homme a su satisfaire jusqu'au tréfonds son ambition politique, s’accordant un septennat bis en assumant les contradictions de cette longévité présidentielle. Pour résister aux coups de boutoir quotidiens, aux tentatives de sabordage de son système, aux dénonciations en rafale des noirceurs de son labyrinthique passé, il a parfaitement intégré les propriétés de la toile cirée. L’esprit agile, le caractère déterminé, Fanfan s’est imperméabilisé : et s'écoulent les éclaboussures...

La fin de son immanence se déroule dans la plus confortable des situations : une cohabitation avec le doux Balladur. En mai 95, il quittera son antre, auréolé par une bonne moitié de citoyens.

 

Dimanche 22 mai

23 heures et des poussières. Lutèce s’offre en nocturne, les degrés se soutiennent suffisamment pour que règne une douceur printanière aux accents orageux. Je décide d'aller faire un tour dans une boîte. Je me suis missionné pour croquer en direct l'ambiance et ses actants. Tout petit bloc-notes en main, cran au côté, Bic armé, esprit à vif, je suis prêt.

Avant tout, éviter de fondre devant les minois plus ou moins frais, jeunesses éphémères en chemin pour la ménopause.

Après quelques détours dans le cloaque métropolitain, me voici bon premier à l'Aquarium. Le genre du lieu est coquet : lumières fusantes, feutrées pour l'essentiel, néons phosphorescents pour créer l'irréalisme enchanteur, les serveuses, ouvreuses, délicieuses matelotes aux formes adorables, d'autant plus embellies par le flou régnant.

La salle accueille ses premiers visiteurs. Rares sont les solitaires comme moi. Donzelles et jeunes loups prennent place sur les jolis petits fauteuils velours rouge. Début sage, classique, qui se pimentera, la nuit s'épaississant et l'alcool diffusant ses excitants aux neurones. A noter : trio de branleurs épinglés impeccables, sans aucun doute prêts pour la chasse.

Précoce début, la danse vient de trouver ses premières incarnations, avec notamment un talentueux petit basané aux poteaux agiles. A-y-est, quelques demoiselles roulent du popotin. Je reviens, il me faut m'ébattre...

Quelques déhanchements plus loin, la piste s'est pour le moins peuplée. Est-ce la douceur des feux, mais les bonnes bouilles rivalisent de présence.

Loin de moi, les châteaux, la noblesse d'âme, l'abnégation quotidienne ; tout proche l'artifice. Une belle rythmique fait jour, il faut que les jambes reprennent le dessus.

L'illusoire germe comme le Satyre puant à la rosée. Aucun crédit ne peut être accordé à une quelconque marque d'intérêt qui peut nous être portée. Agiter ma bille sur ces feuillets me rassure sur une lucidité qui subsiste entre les tympans défoncés.

Quel curieux besoin de tourner du cul au milieu d'inconnus. Sain ou malfaisant penchant, il reste à espérer que cette putain de civilisation ne va pas s'abrutir par le règne ludique. Ces cycles infernaux, qui conduisent les tonnes de fœtus vers la pourriture, accordent à chacun d'entre eux quelques excroissances jouissives.

Petiot, une formule me revenait comme un leitmotiv : « Voici ce que j'ai à vous dire : en ce monde inerte, tout paraît plausible. Ne vous y fiez pas trop. La seule entente possible entre nous sera de nous comprendre ou de nous tuer ! ».

Quelques volutes échappées de la bouche d'une jeune fille. Les traits de cette sirène de nuit dégage l'harmonie rêvée. Encore une vision, à jamais perdue, qui rejoint les fosses insondables des déchets de l'irréalisé.

Le Mia des crasseux marseillais excite la foule du lieu, la piste déborde des entités suantes. Pour tous nos philosophes nouvelle cuvée, un sujet à gratter d'urgence : la décontraction humaine dans les mégalopoles.

Les décibels flirtent avec les sommets, au point de contraindre le cœur à tressauter au rythme de la mélodie en cours.

Passage techno : musique hormonale par excellence, elle provoque des trépidations corporelles. Pour la subtilité de la réflexion, je subodore les conséquences liquéfiantes.

Etuve chauffée du jeune monde en transes : on imagine aisément le plaisir paroxystique de l'allumé psychotique déterminé au massacre à la Rwandaise. Les flashes blancs découvriraient quelques viscères au rouge. De la mélodie organique pour fêlé du ciboulot.

Le monde est compact, les délires plus prononcés. Chacun joue son vedettariat local et éphémère, chacun tente d'accrocher quelques soupçons de divertissement, alors que quotidienneté et médiocrités accumulées sont un instant oubliées.

La libération féminine, quelle trouvaille !

Là se ruent toutes les pulsions qui se seraient nécrosées en blasement.

Quelques figures résistent à l'attirance extatique et, ô surprise, je viens de discuter avec deux charmantes demoiselles, dont l'une est danseuse dans la troupe de Béjart (si j’ai bien entendu). Impressions sur ce monde curieux et inhabituel...

Encore une fois, je sombre trop facilement dans le pessimisme systématique. Ces deux jeunes filles, aux allures très juvéniles, sont intéressées par mon activité insolite dans ce sanctuaire de la défonce physique. Moi, je me limite à la galvanisation des axones et à l'agitation chirurgicale de la main gauche.

Aparté sur l'actualité : Fanfan Mité nous a encore une fois gravi la Roche de Solutré. Un pèlerinage annuel pas très bavard pour les potes de Fanfan et les mystiques du mitterrandisme...

Ce soir, encore une fois, le Rwanda à l'honneur sur les planches de Big Média avec ses monceaux de cadavres. Le reportage de TF1 montre en préliminaires les beautés du pays avec ses chutes abondantes, sa nature grasse et féerique. L'image suivante cristallise d'un coup la nausée : des corps d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards nus flottent, charognes imbibées, dans les eaux bouillonnantes. A hurler, à crever de douleur, tellement l'outrage à la nature humaine est profond. Barbarie programmée, massacres systématisés : il nous faut bouffer de ces irréductibles bastions de charcutage pour saisir le penchant premier de l'homme et admettre que cette déliquescence peut atteindre et anéantir n'importe quelle civilisation, quel que soit le stade de son évolution.

Griffonner, au rythme des balancements endiablés, sur ce drame directos issu de la Terreur la plus définitive : pour un contraste, il est maousse, mes frères. Confortable sous les sunlights, je songe aux épreuves morbides de ce peuple.

Ici on danse, on boit, on fume, on s'observe pour l'éventuelle fornication, on cultive ses plaisirs. Là-bas, on n'attend que la seconde qui suit pour éviter de rejoindre les charniers flottants ou les à-côtés cadavériques. Atrocités qui hantent tout un chacun.

Nous avons aussi notre lot d'horreurs au seuil de la cee. La feue Yougoslavie connaît toujours de funestes soubresauts.

Et Prince bat la mesure. Les Kiss ont leurs contrées de prédilection, les coups de machettes ont les leurs. A chacun ses dérives...

L'aube va bientôt poindre. Seuls ces quelques feuillets resteront de cette nuit.

Tonalité romantique : cycle des slows pour la langueur des rencontres. Que se prélassent les corps avant leur flétrissement.

Phil Collins m'inspire jusqu'à la glotte. A côté, deux beaux morceaux élancés jusqu'au bout des chevilles, au contact facile : l'une de ces nanas s'élance vers une perle noire, la beauté faite négresse, et tout de go lui tient conversation sur la piste. Il faudrait à ce moment l'extirper de ce rôle prestatif et déshumanisé pour tenter de mettre à jour ses points de sensibilité et d'intelligence. Féminité, elles en ont les lignes du corps, mais en aucun cas le comportement et la psychologie.

 

Vendredi 27 mai

Nuit blanche pour l'écriture dans le rythme. Avantage des décibels : l'inspiration ne s'épuisera pas dans un sommeil prématuré.

L'actualité, au contraire de ce lieu ludique, ne s’accommode pas d'une béatitude ronronnante. b.-h.l., l'échevelé penseur, bouscule les quelque peu rances transes de la campagne pour les élections européennes. Face à des enjeux sans envergures, à l'image de l'apathique Delors, les intellectuels activent le branle-bas de combat avec « L'Europe commence à Sarajevo ». Ils stigmatisent ainsi le seul point qui vaille une mobilisation : les luttes dans la feue Yougoslavie.

A côté de cette défonce sans vergogne, les trips sous terre se poursuivent. Lente agrégation des formes à la techno mesure.

Rien, dans les perspectives proposées, n'encourage à la sérénité. La civilisation s'use par l'immobilisme génétique de l'homme. Le conditionnement du carpe diem, plaisir immédiat dans la superficialité, s'enracine sans mal dans le ciboulot des peaux fraîches, sans espoir d'irrigation de sang neuf. Même les carnages humains ne suffisent pas à faire naître de puissants fondements. L'agitation cadavérique, voilà ce qu'il reste du bon sauvage. Les chevilles fines, le galbe bien dessiné, la taille à déhancher, et une intelligence à l'émoi éphémère qui flashe au gré des évacuations de Big Média. L'inconscience alliée au ludisme effréné sont porteurs d'une déliquescence irréversible des êtres et des systèmes.

Amusez-vous, braves gens, tant que la barbarie n'a pas éclaboussé votre seuil !

La race des mastodontes sur piste et dans le caillou est à tirer au gros calibre. Clauclau est lui toujours à l'honneur dans ce Temple de la décontraction.

Revenons aux petits événements nationaux.

Plus martyr que jamais, la belle bête Tapie s'ébroue face aux attaques tant qu'une énergie salvatrice lui reste. Les commandos en mission pour sa lapidation rivalisent d'efficacité. Enième réclamation de levée de son immunité parlementaire. Tapie est logé à la même enseigne que Le Pen. Normal : deux figures épaisses du coffre. La capitulation de l'affairiste, si elle devait avoir lieu, n'aurait sans doute pas les allures d'une cervelle brûlée sur les rives d'un coin d'eau...

La rançon du vedettariat, de la starisation, a l'abondance des bonnes récoltes. D'un côté, les coups de boutoir judiciaires, avec leurs insinuations feutrées et leurs éclats terrorisants, de l'autre l'écho médiatique qui compose sa mixture quotidienne au gré des polémiques et de l'imagination des actants.

Mon activité éditoriale, axée sur l'exhumation d'œuvres traitant des dérives de la Révolution française, notamment les rougeurs de la Terreur, trouverait dans l'actualité toute la matière pour la combler.

L'entêtement des humanistes à ignorer qu'un ordre fort doit canaliser les penchants massacreurs de l'humanoïde les rend complices des cycles hygiéniques des bains de sang.

A quoi bon avoir mis fin à certains Etats forts d'Europe de l'Est. Combien les peuples, la base peu soucieuse d'une liberté d'expression, vivaient alors plus sereinement. A ma connaissance, aucun journaliste n'a souligné clairement le calvaire de la démocratisation chez des populations figées dans les rancœurs ethniques. Il n'y a qu'un pas pour l'apologie du totalitarisme dans ces situations de violence inextricable. Certes, ce système a ses exclus, ses têtes de Turc torturées dans les cul-de-basse-fosse. Mais le gros du bon pôple peut compter sur une sérénité quotidienne, avec toit et nourriture.

L'aura du démocrate, dans ces contrées immatures, est une couronne mortuaire.

« La liberté pour quoi faire ? » interrogeait Bernanos. Poser le problème de l’incapacité de certains peuples à assumer une liberté, à certains moments de leur histoire, relève de la simple honnêteté intellectuelle.

Pourquoi donc la monomanie des Droits de l'Homme est-elle clamée comme indispensable, alors que pour beaucoup seul le vital doit être assuré ? La conscience de chacun reste intouchable, seule son expression peut être régentée. A quoi bon tous ces droits ? Les devoirs méritent bien plus d'attention pour que s'épanouisse l'harmonie tant espérée du monde. La liberté pour soulager l'ego de quelques-uns ou pour combler un besoin tiraillant de la piètre nature humaine ? Evidence, la liberté ne s'assume pas sans apprentissage.

On me taxera de tous les démons : nazillon, fachillon du plus rebelle poil. Fanfaronnades en forme d'anathème d'esprits déficients, trop bien moulés par l'ambiance fin de siècle pour pouvoir péter les carcans idéologiques. Trop souvent le trompe l'œil règne en parangon de l'Information et de la cause communément entendue.

Les déviants mènent le jeu. Toute tentative de révolte, même accompagnée d'excessives destructions, n'a qu'une illusoire résonance. Une fois mortifiée la passion pour les Mai 68 éphémères, les règles des tristes sires submergent à nouveau les croûteux dégingandés.

Et quoi d'neuf, Fanfan Mité ? Va bien, notre Président. Point d'angoisse existentielle pour le vieil homme comblé. Il titille ça et là dans ses domaines constitutionnels et laisse doucement venir à lui la fin de son règne. Va, Fanfan, rejoindre les illustres...

 

Dimanche 29 mai

Peu de sable que le 28 s'écoule. Karl et moi en mission sociologique à La Loco de Saint-Quentin. Pour ma pomme, comparaison avec la parisienne sur l'inspiration qu’elle engendre.

Les grandes pistes sont encore en berne, l'heure n'étant point encore assez avancée.

Les têtes éclatent dans les chaudes contrées du caillou ; ici on se limite au trémoussement focalisé dans le bas-ventre.

La Loco a des accents plus populaires que mon Aquarium préféré.

Qu'une petite piste pour toute cette jeunesse en mal de trépidations. Faites un effort Monsieur Loco.

Sortons du cadre paillettes et flonflons pour noter une actualité marquante. Le vieux Soljenitsyne s'en est retourné dans sa froide patrie, et en loco. s'il vous plaît ! Retrouvailles avec d'anciens camarades de camps.

Le patriarche s’était promis un enterrement dans les terres interdites. La parole et les écrits auront enfin triomphé face au rouleau compresseur communo-stalinien et à son armada de moyens exterminateurs.

La grande piste a ouvert ses rideaux noirs et le monde s'est engouffré, jolis culs devant.

L'éclatement cool traîne nos mœurs dans la fange légère. Distraire le peuple et canaliser son énergie toujours dangereuse pour le système en place. Vieille ficelle, et pourtant toujours à la pointe de la manipulation de masse. Le religieux, le ludique, le sportif, tant de déviances salutaires pour les potentats. Le nihilisme trace ses anéantissements, et pour le commerce, quels juteux profits à réaliser. N'oublions jamais que les coquins s'assemblent.

Un peu de moi-même pour changer de perspectives. Comment les projections de mon avenir vont-elles s'illustrer ? Mal barré pour la réussite illuminatrice. Non point, sans jouer à l'immodeste, que les capacités me manquent, mais la braise interne est aspergée.

Réagir pour conserver quelque espoir de parvenir à l'épanouissement conventionnel. Je n'y crois plus trop. Des ersatz, voilà tout ce que je pêche au vol. Les renoncements se multiplient à la façon du liseron. La rengaine du paradis perdu, amour, travail, et pourquoi pas famille-patrie, tout se colore de médiocres teintes criardes. L'âge du pastel est révolu pour moi. Seule cette petite capacité à griffonner me sauve de l'indifférencié, né pour crever dans l'ignorance universelle. Utiles épanchements ou lamentations encombrantes, voire obscènes ?

La tranche de slows feutre les effusions de sueur. Il ne me reste qu'à me charcuter pour mieux me connaître. Rien ne doit échapper à l'analyse tranchante de mon état et du parcours improvisé.

 

Lundi 30 mai

Retour à Lutèce pour une nouvelle semaine que j'espère fructueuse en affaires et en amour, hé hé !

L'expérience de Valenciennes m'a convaincu de la nécessité de rencontrer physiquement les responsables municipaux pour mener à terme, dans un contexte favorable, un projet éditorial saupoudré de sponsoring. Pour que s'ouvrent largement les bourses économiques, je dois m'investir corps et âme, jouer de ma bouille et de ma jeunesse. La passion a toujours mené le monde.

 

Vendredi 3 juin

Depuis le Lutétia, j’enclenche la bille.

Elections européennes. Le bâillement gargantuesque des citoyens a motivé Big Média dans le réchauffement de quelques très vieilles recettes. France 2, où trône Elkabbach - quand le carriérisme brillant se voudrait anticon­for­miste - est le maître d'œuvre principal d'un duel, d'une joute oratoire entre grosses cordes.

Premier prix aux deux plus beaux mastodontes du moment : Le Pen-Tapie. Paul Amar et son service politique ont vainement tenté d'exciter la fibre belliqueuse des deux ténors politiques, poussant le racolage jusqu'à leur offrir une paire de gants de boxe. Et ces journalistes prétendent nous enseigner le civisme, voire l'éthique du comportement !

Les deux hommes ont immédiatement évité le piège du dérapage gratuit ; leur crédibilité comme têtes de liste à ces élections, puis comme prétendants élyséens, en dépendait. Ce fut, malgré tout, loin d'être du petit lait de brebis en tutu. En tête de proue, les mimiques de Tapie ne laissaient aucun doute sur son instinctive haine de Le Pen. Les ennemis ont bretté avec détermination, sans trucage dans l'antagonisme, sans achat sous le plateau de l'adversaire.

Autre genre, plus fluet, beaucoup moins truculent : de Villiers, l'échevelé Vendéen en bonnet phrygien, et l'humanitaire Kouchner avec élastique anti-fuites.

De Villiers avait retenu, il y a quelques années, mon attention de Gros niqueur minitellien lorsqu'il s’était secoué le complet-veston sur les grilles de l'Assemblée nationale. Cheveux en bataille, tour du menton hirsute, il était allé s'expliquer sur l'antenne de TF1.

Les deux contradicteurs reniflaient, eux, sacrément la complicité complaisante. Discours nettement plus pondérés, semblant d'affrontement, sans enjeu de tripes.

 

Mercredi 8 juin

Journée marathon à Strasbourg pour Villes et villages sous la Révolution française. Levé pointé cinq heures à l'aube ; retour prévu dans mon Purgatoire : 23 heures déclinant vers le coucher de l'astre. Entre temps, petit saut à la mairie aux cascades intérieures, secteur culturel, dépôt d'argumentaire aux deux quotidiens régionaux et à L'Amis du peuple (probable antithèse du journal de Darien), visite éclair à trois libraires conséquents de la ville, et entretien avec le Conservateur du Musée historique de Strasbourg choisi comme préfacier de notre exhumation.

Jolie ville ma foi, bien plus préservée sur le plan architectural et économique que les Béthune et Valenciennes. La tendance universitaires (15 000 bouilles estudiantines l'irriguent) rend l'asphalte fourmillant d'une jeunesse avide de déambulations légèrement étoffées. Avec la chaleur moite qui imprègne les lieux, point besoin de forcer sa nature exhibitionniste. Jambes et bras allongent leur chair au soleil, les décolletés approfondissent leur position plongeante, les yeux s'ornent de la paire de noires protectrices, et toute la panoplie adéquat.

Surprise de taille. Juste avant de m'entretenir avec le gentil conservateur grincheux, l'ancienne petite amie de Hubert, Sylvie, me reconnaît de loin et m'appelle. Hasard strictement impossible à appréhender. Elle est radieuse, toujours aussi gentille d'abord. Elle me demande des nouvelles tous azimuts. Un garçon la rejoint bientôt, visiblement plus qu'une accointance. Elle doit partir en Australie prochainement. Très factuel, j'en conviens, mais surprenant pour moi.

 

Samedi 11 juin

Hier, nouvelle escapade dans une ville de France. La Terreur à Rouen, œuvre abondante de Felix Clérambray à exhumer, me décide à fouler le sol de la commune où s'embrasa la Pucelle. Douceur de vivre dans la rue du Gros Horloge ; la charge historique incite aux plus pathétiques sentiments.

Rencontre avec M. P., directeur du musée Jeanne d'Arc, entièrement privé, plus proche d'une caverne d'Ali Baba pour petiots que de la rectitude académique.

Après quelques kilomètres à panards, entrecoupés d'entrevues avec librairies, archives départementales, Conseils général et régional, je prends place dans le confortable bar de l’Hôtel de Dieppe en compagnie de Claude M., professeur d'histoire moderne à l'Université de Rouen. Le cheveu et la barbe coupés court, d'une blancheur patriarcale, la ligne d'un jeune homme, le regard perçant d'intelligence, nous conversons une heure, et il me promet sa préface pour la fin du mois.

Oublié de signaler ma rencontre avec Michèle G., chargée des affaires culturelles à la Mairie, enthousiaste devant notre projet, d'une fraîcheur professionnelle tout à fait revigorante. Ce service municipal s'est installé près de l'Atre Saint-Macloud, dans l'ancien cloître pour pestiférés. Lieu d'une sérénité inspirante, où l'on entreposait les crânes des victimes du fléau. Les bâtiments ont résisté aux siècles et gardent, comme une résonance morbide, les tourments des âmes noires.

Je songe encore à Jeanne d'Arc. Combien ce genre de destin bouscule le sens commun, d'autant plus si l'on se figure la vaillante avec des traits épurés, joliesse incendiée. La beauté est instinctivement assimilée à la vertu, aux bons penchants de l'être, comme si l'esthétisme extérieur imprégnait le caractère. Quelle incongruité serait d'attribuer à la Jeanne une mine de juvénile Carabosse. Notre attachement pour la guerrière jeune fille, s'il subsistait, perdrait l'essentiel de sa sentimentalité pour muter en respect indifférent.

Avouons-le, quel que soit l'esprit d'une femme, on ne songe qu'à écourter la conversation lorsque rien dans son apparence ne provoque en nous cette parcelle d'émotion, à mi-chemin entre la satisfaction intellectuelle et la frénésie animale.

 

Mercredi 15 juin

Retour à Paris, tôt ce matin. Mon séjour à Au s'est quelque peu prolongé. Lundi, voyage en J5 avec Karl à Pontlevoy pour déménager les affaires de Mary dans la maison dite de Mlle Révaud. Petit arrêt à Blois où, entre deux bouchées de Packman, nous entretenons notre rut face à toutes les jeunes chairs déambulantes.

Hier, repas avec Heïm et Michel Leborgne. Objectif premier : préparer la fin de Reprographie du Santerre et l'installation d'une imprimerie à Reims. La volonté de rupture de Alice, l'irréversible échec de l'entreprise de Michel Leborgne dû à de multiples facteurs, notamment sa créance sur des sociétés du gie Ornicar et le non développement de marchés extérieurs, contraignent à tout réorganiser en évitant les drames existentiels. Encore une fois, malgré un désespoir croissant et les coups à l'âme terribles portés par certains proches, la générosité de Heïm est totale.

Dernière trahison en date : celle de Sophie de K. Un des sujets principaux du repas-catharsis d'hier. Les milliers d'heures qui lui ont été consacrées, les hectolitres de champagne bus, l'engagement constant de Heïm pour sa sécurité financière, les aides multiples apportées n'ont pas empêché Ker de procéder à du chantage sentimental. Exit donc...

Pour entrecouper la discussion, petite escapade dans la Land Rover de Michel jusqu'aux marais situés à moins de dix kilomètres du château. La tourbe à fleur de sol et l'humidité ambiante concourent à la luxuriance de la flore.

Mon tissage de relations parisiennes se poursuit. A noter mon entrevue avec Adeline D., vieille connaissance que j'ai laissée pré-adolescente et que je retrouve jeune femme de 19 ans, belle et touchante demoiselle aux allures de madone.

Sabrina L., ma Nancéienne préférée, que j'ai déjà évoquée dans ces notes, vient de me recontacter, de retour à Lutèce, en plein bouleversement sentimental et familial. Elle, certes pétillante, mais sans aucune tendance à la rébellion émancipatrice et aux coups de tête inconsidérés, anéantit plusieurs années de construction amoureuse avec son gentil Fabrice et se fâche avec sa famille. J'ai, bien sûr, répondu présent pour la soutenir et l'aider, autant que je le puisse, dans les épreuves qu'elle va traverser.

Mouloudji est mort, comme un p'tit coquelicot, mesdames...

 

Vendredi 17 juin

Après quelques tentatives de griffonnage en solitaire, je reviens, crocs dressés, à l'exhibition de la plume. Comme le vieux vicelard tombant le pli de son imperméable devant une assistance prête à manier le couperet, je ne suis rentable dans l'écoulement de la noire qu'une fois intégré au tableau de la parade des nocturnes.

Première bavure sur le paletot et les petits carreaux du cahier. Le Barbotage du Sélect, avec son oranger, me les chauffe au rouge. Maladresse du solitaire que je suis. Comment aiguiser une quelconque lucidité dans ce pataugeage imbécile. Piteux décalé, voilà ma pancarte crucifiée face frontale. Je n'ose soulever le bout de papelard taché, de crainte de me découvrir concepteur d'une atroce tache, digne du plus languien art moderne. Pitre, triste pitre, aux cieux crevé tu finiras.

L'œil gauche tendance flou, l'écoulement purulent pointe au coin de la prunelle ; je laisse remonter, comme de petits vomissements mentaux, les vapeurs d'Elephant man.

Révélation pour moi : mes tendances comportemen­tales, sous une carapace à peu près potable, m’assimilent davantage, le temps s'égrenant, au monstre éperdu. Ma face cachée se crispe en terrifiant apogée de la déliquescence incarnée.

D'autres, infiniment plus en vue, ont leur part d’avachissement. Ainsi le piquant Rocard n’a-t-il pu décoller de l'oubliette en tête de proue sur la liste chiassocialiste et en prétendant élyséen. Son Little Big-Bang vient de lui péter à la gueule, ce qui doit réjouir Fanfan Mité. Recalé, Rocard laisse les intellectualisations au ronronnant Delors, le Jacques philosophal qui transmue en technocratisme tout ce qu'il envisage.

La réification des dégoûts encombre l'arrière gorge. Cette irrésolution où l'on assiste aux bonheurs des autres pétrifie tout élan salvateur.

Je sens mon œil gauche à la limite de la perte d'orbite, tutoyant la tombée automnale. Plus jeune, au détour d'un vers, je dénonçais mon entropion psychologique. Comment, en ce cas, convaincre une belle âme, incarnée dans une étourdissante carcasse, de m'accorder la crédibilité nécessaire pour parvenir à cette exclusivité réciproque, base de tout amour durable.

Le flou visuel est trop généralisé et me contraint à rejoindre le bercail. Dommage pour la confession.

 

Samedi 18 juin

Fin d'après-midi. L'astre chauffe notre barbaque sans retenue. La bouille trempée, j'ai récuré à fond mon Purgatoire avant de prendre le baluchon, direction Au.

Serait-ce une régression révélatrice, mais me voici revenu, depuis quelques mois, à ma situation de départ, avec quelques emmerdes en sus : solitaire sur tous les plans. « Isolé partout / Baigné dans tout / J'expire » finissait un de mes poèmes. Voilà qui moule à nouveau mon quotidien.

Vendredi, Samya me rend visite pour un déjeuner fraîcheur : salade composée et jus d'orange frais. Son témoignage sur les bouleversements de sa vie a raffermi en moi cette impression constante d'évoluer sur un fil de rasoir, funambule embarqué pour toutes les entailles déséquilibrantes.

Sa décision de mettre un terme à la relation quinquennale avec Fabrice tient à une liaison, avec un autre jeune homme, en cours depuis huit mois. Salope ! entends-je déjà. Le nœud de l'affaire explique le scénario et excuse la jeune femme : le couple Sabrina-Fabrice n'avait plus de relations sexuelles depuis deux ans. Dans la vingtaine, âge de pleine capacité sensuelle, leur intimité ressemblait à celle de retraités réduits à l'abstinence. Pas d'explication à fournir, mais plus aucun désir ne les entraînait vers des sentiers humides. Recroquevillement lassant pour la pétillante Sabrina, en mal d'ébats. L'artillerie séductrice d'un jeune chef d'entreprise aura suffit à faire germer le détonateur émancipateur. Résultat : ruptures cumulées avec sa famille et son concubin. Plus grave : elle est consciente de l'impossibilité de faire sa vie avec ce nouvel amour. Entente physique, mais disputes répétées et un égoïsme du monsieur.

 

Dimanche 19 juin

Il aura fallu la fête des Pères pour qu’Alice remette les pieds au château d'Au. La tablée, sous les rayons estivaux, était presque au complet : Heïm, Vanessa, Sally, Alice, Hermione, Monique, Karl, Hubert par téléphone quelques instants plus tôt, et moi. L'émotion de Heïm, au moment du départ de ses deux filles et de moi, grimpait jusqu'à la lisière des cils. Heïm sur le perron du château, nous dans le taxi, les mains vers le ciel prenaient le relais de nos embrassades.

La détermination d’Alice à s'écarter de cette vie familiale ne nous réserve pas une année de tout repos. La parenthèse d'aujourd'hui ne doit en rien voiler cette tragédie affective et professionnelle. Depuis le train échappé de Laon, j'arrête mon regard sur un trois quart de lune vaporeuse dans le bleu du ciel, où l'astre règne encore, et ma gorge se serre, mes yeux s'embuent. La nature qui défile derrière ma vitre, épaisse, à l'apogée de sa verdeur, incline à cette vagabonde mélancolie.

La nuit dernière, sur recommandation de Heïm, j'ai découvert le lumineux Félicien Challaye, synthétiseur et vulgarisateur de grande dimension. Son Bergson, paru en 1947 aux Editions Mellottée, est une gourmandise pour l'esprit. Avec son talent, il nous eut fait du petit lait de L'Etre et le Néant de l'« agité du bocal ». J'ai hâte de pouvoir parcourir son Nietzsche. Si un auteur doit être exhumé et diffusé largement, c'est Challaye.

A la lecture de ces lignes au style délié, coulant comme une source de jouvence, je m'interroge sur ma capacité à m'extraire de l'écriture polémique, aux dérapages pamphlétaires fréquents, pour m'adonner à la profondeur des choses de l'esprit, à la réflexion sur les grands problèmes de ce temps, avec la mesure et l'humilité qui conviennent à ce genre d'exercice. Pouvoir, sur des pages et des pages, décortiquer un système complexe et faire évoluer un chouïa sa compréhension par l'éclairage de mon intellect.

La connaissance doit redevenir ma raison d'être, d'exister sur cette terre. Nourrir son cortex tous azimuts et combattre ses mauvais penchants du laisser-aller permet peut-être d'atteindre la sagesse du philosophe.

Le piège des questions existentielles, que nous rappelle Challaye (« D'où venons-nous ? que sommes-nous et que faisons-nous ici-bas ? où allons-nous ? pourquoi l'univers existe-t-il ? »), est de s'enliser dans le lieu commun, la fadaise intellectuelle, le poncif cent pour cent matière grasse, la redondance alourdie d'inutiles fioritures. Sitôt vautré dans le bavardage prétendu intelligence, la notion de guide, tel un Aristote, s'efface au profit de la frime intellectuelle, à la façon d'une bonne charretée de nos nouveaux philosophes, sans aucune prise sur l'action.

Le plus médiatique de tous, Bernard-Henri Lévy, dont la dextérité en philosophie pourrait s’apparenter à celle d’un Tapie dans les affaires, illusionne par des coups de gueule sous projecteurs de Big Média. Ainsi il apparaît, mèches en avant, révolté par les étripages dans la feue Yougoslavie, prêt à quelques allers-retours risqués dans la capitale, prêt aussi à abuser le docteur Schwartzenberg dans la constitution d'une liste aux élections européennes, dont on ne tarde pas à découvrir les propriétés d'auto-anéantissement, telle une barbe-à-papa politique.

L’authenticité de bhl comme Grand Propagateur de marches à suivre, se brésille, dès qu'interviennent intérêts personnels, stratégie pour la sauvegarde de son environnement, tartes à la crème pour sa tronche.

Ainsi pour la feue Yougoslavie, qui donc, parmi tous ces spécialistes ès cogitations, remettrait en cause la démocratie ? A la lumière des centaines de milliers de charognes prématurées, ne pourrait-on s'interroger sur les bienfaits, dans un contexte donné, d'un Tito, certes tyran aux entournures, mais unificateur avant tout. Le maintien de la paix, le développement économique et la crédibilité face aux nations du monde ne valent-ils pas, en ce cas, un certain totalitarisme ? L'inaptitude à la liberté, voilà un sujet complexe, mais utile à débroussailler pour comprendre la destinée des peuples.

 

Vendredi 1er juillet

Déjà le premier des deux mois ès farniente. Pour moi, ils n'en garderont que la couleur ensoleillée. Point de vacances dans cet état de crise. De plus, quatre jeunes vont s'improviser mes collaboratrices dans la sponsorisation d'ouvrages culturels : Adeline, l'émou­vante madone, Emilie, la charmante chipie : première paire de sœurs ; Agnès, ravissante blondeur dorée, pétillante de toutes ses fibres et Caroline, joyeuse et sensible : collatérales d’Aurore. Ces demoiselles auront besoin de ma jeune expérience dans l'univers éditorial. Je les ai de suite mises en garde et rassurées : le travail requis n'emprunte pas un soupçon au fonctionnariat, il s’apparenterait plutôt à une aventure, où le défrichage s'impose fréquemment ; face à cet aléatoire, elles conservent l'entière liberté de cesser la collaboration, quand elles le désirent où de mener une activité plus paisible en parallèle.

Aurore s'en est allée ce matin avec les L. pour deux mois de baby-sitting au soleil. Depuis qu'elle loge chez eux, boulevard Raspail à Paris, non loin du magnifique hôtel le Lutétia, son équilibre s'améliore et les bonnes résolutions s'affermissent. Nos rapports d'amitié et de complicité s'approfondissent et elle n'hésite plus à me confier pensées, drames et bonheurs intimes. Sa compagnie est un rare délice, que je ne délaisserai pour rien au monde, et l'aura qui s’exhale de son visage, de son corps et de son comportement la rend plus précieuse encore. J'espère au fond de moi enraciner jusqu'à la mort cette symbiose quasi fraternelle.

L'actualité en un tour de plume.

En tête de proue, lui, encore lui, toujours lui : Tapie notre ami. Jamais, je crois, un homme n'aura été une telle poule nourricière pour Big Média (tv, radio, presse) avec cette longévité et cette puissance. Mêlant intérêts commerciaux, obsession du suivi et de la relance, les organes d'informations pondent une bonne centaine d'articles et de commentaires quotidiens sur les péripéties du fugitif traqué. Seules une petite visite de Dieu délaissant son Immanence pour chevaucher un cumulo-nimbus, ou la sodomie en direct d'un petiot par le visage pâle Michael Jackson pourraient lui briguer la une.

Dernier coup de théâtre chez Guignol-Tapie : le Gendarme et quelques copains de la Brigade financière ont culbuté, à l'aube légale, la maousse porte cochère de l'Hôtel particulier du Bernard, les yeux encore tout ensommeillés au fond de son dodo.

Pardon, petit Jésus, mais au 56 de la rue des Saints-Pères ça reniflait le bordel en double couche : insultes du désimmunisé député national à l'endroit des képis, établissement d'un procès-verbal pour outrage à représentants de l'ordre public à l'encontre du pas encore immunisé député européen et conduite chez Mme le Juge pour signification de sa mise en examen. On se lèche chez Big Média : la matière est fécale à souhait ! On apprend que Nanard (sic Les Guignols de l'Info) était sur écoute téléphonique, épié depuis l'hôtel en face de son logis par quelques âmes républicaines en mission. Quelle épopée, mes frères ! Rajoutez quelques canassons, une pincée de six-coups, des tronches mal rasées avec chique au coin, de la strong gniole à faire grimacer les cuirs tannés, et vous obtiendrez du pur Sergio Leone à la bolonaise.

Pour persévérer dans le registre des trognes fermentées : Maradona, dieu déchu du ballon, fait un gros pipi bien dopé à la fifa, histoire d'épicer un peu la ronronnante coupe du monde de football sise aux United States. Aussi doué que le coureur Ben Johnson pour la récidive, passant sans difficulté de l'herbe du terrain à de la blanche en rail, il a été définitivement remercié pour ses fulgurances à la baballe et renvoyé dans sa fumeuse Argentine.

 

Dimanche 3 juillet

Week-end caniculaire au château d'Au. Mes biceps ont fricoté avec deux gros tas de petits cailloux. Le visage ruisselle, les cals des pognes se fortifient et les potentialités physiques sont poussées aux limites, entretenues par quelques rasades d'eau de moins en moins fraîche.

Entre autres activités : retournement de quelques carrés du potager au motoculteur, petit tour avec tracteur et remorque pour ramassage des branches mortes, arrosage au seau des jeunes arbres fruitiers...

Mary arrive au château à la mi-journée, ramenée de Paris par Karl après être sortie presque indemne d'une chute... de train ! Oubliant de descendre à la gare prévue, elle décide tout de go de quitter le train qui redémarre. Coup de tête sur le quai, minicoma, points de suture : les dommages auraient pu être dramatiques.

Heïm envoie une note d'information aux villageois pour annoncer notre participation aux journées du patrimoine de septembre et le soutien du sous-préfet et du sous-directeur de la drac pour l'apposition d'une plaque en souvenir de la lutte sanglante qui opposa, au XVIIe siècle, la population d'Au aux envahisseurs croates.

 

Dimanche 10 juillet

Retour à Lutèce après un week-end physique au château. Rougeur sur le pif et biceps chauffés à point, je m'en retourne vers de plus douillettes charentaises.

Bilan balladurien pour taquiner la plume. Sans forcer l'agitation inutile, sans brasser du vent d'esbroufe politique, le Sage de Matignon  rassure le bon pôple et ménage sa crête dans les sondages. Il suffirait d'une toute petite inversion de la courbe des chômeurs pour que le Techno Premier soit encensé. Il se substituerait ainsi naturellement, gourmand réservé dans son triomphe, au Sphynx dégarni, à notre Fanfan mité national.

Le gros soleil oranger vient de pénétrer l'horizon sans bruit faire... L'instant du crépuscule, comme celui de l'aube, incite au recueillement.

 

Mardi 12 juillet

Revenu dans l’antre aquatique et dansante en pleine chaleur équatoriale. Soirée à thème. Jazz à l’horizon. Voilà qui va nous ménager les tympans.

Tour d’actualité en attendant. Mité et Balla, en harmonie cohabitationniste, ont décidé, il y a quelques semaines, l’opération Turquoise au Rwanda. Je ne vais pas me plaindre, moi q­ui me désespérait de l’inaction, face aux tueries tous azimuts.

L’Algérie poursuit sa descente aux enfers. Les exterminateurs rythment le quotidien. Les islamistes de l’extrême pratiquent l’expéditif sans faiblir.

Orchestre de jazz composé de pâlots : en soi une incongruité de surcroît avec des têtes d’ahuris. Petite déambulation dans le blues. Pas mauvais du tout.

Les sentiers de l’islamisme présentent tous les relents de l’irréversible fosse à purin. Les moyens de déstabilisation des diverses formes de contre-pouvoir ont-elles un semblant de réalité ?

Pour la terreur, la systématisation du crime est une vieille tradition.

Que ces fous de Dieu m’expliquent la philosophie de leur action. Où donc se niche toute la sagesse religieuse, si elle a jamais existé ? Croire et massacrer, curieuse alchimie. Création de l’homme pour qu’il tue son prochain, inepte conception. Il faudra répondre de cette finalité devant cette scabreuse immanence déifiée.

Pas de solution pacifique en face d’une détermination exterminatrice. La seule attitude face au terrorisme, religieux ou pas, est le contre-terrorisme par tous les moyens de violence possibles. Puisqu’il semble difficile de faire trembler un mollah, il convient de le neutraliser, d’anéantir tout risque de nuisance supplémentaire.

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Mlle Nadette M.

[...] Cours de la Liberté

69000 Lyon

Paris, le 22 juillet 1994

J’améliore ma vivacité pour répondre à vos deux longs courriers. L’intensité de vos propos, le tissage des sens m’assurent de votre pratique de l’écriture avec une ardente perdition. Tout semble recouvrir les extrêmes psychologiques : un désarroi désabusé et des envolées lyriques, pathétiques aux entournures.

Un peu lourd du caisson, je n’ai pas saisi vos allusions au non hasard de cette reprise de contact. Pourriez-vous flasher dans ma lanterne pour que triomphe la saine transparence ?

Premières parutions dans la collection qui occupe mes acharnements : Béthune et Valenciennes ont chacun leur ouvrage, tout beau de la couverture à l’entre-pages. Je songe très sérieusement à exhumer Lyon sous la Révolution du baron Raverat. Si vous avez quelques utiles relations, je serais enchanté que vous m’en fassiez profiter.

A la rentrée prochaine, je reprendrai mes études de droit et, si l’équivalence est acceptée, j’entreprendrais une maîtrise de lettres en parallèle à mes activités.

Parmi les bouleversements auxquels je faisais allusion, le plus saillant est la brouille profonde qui s’est opérée entre ma sœur Alice et mon papa de cœur. 27 ans d’harmonie pour aboutir à une telle cassure, c’est attristant au tréfonds. Difficile d’en écrire plus...

Mon programme estival affiche complet : poursuite de mes activités éditoriales, escapades dans la propriété d’Autremen­court, bronzage et musculation utiles à l’entretien du parc, correction de mon journal dont le premier tome devrait s’intituler Sur le fil du rasoir.

En attendant de vous lire, bon courage à vous.

Amicalement.

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Dimanche 25 juillet

1h30. Nuit de pleine lune. Au fond de mon lit, dans la chambre des gars, je reprends péniblement cet exercice d’écriture ; Karl, dans le sien, grignote quelques amuse-gueule en zieutant Chapeau melon et bottes de cuir. Mauvaise inspiration, mes phrases n'ont pas d'intérêt.

 

Mardi 26 juillet

Il est grand temps de se bouger la plume pour contrer une apathie de canicule qui raréfie mes noirs sur blanc.

Je sue à grosses gouttes dans mon Purgatoire, serait-ce un terrible signe : les contrées infernales me guetteraient-elles ?

Côté pro. une réussite, enfin. La parution du Loridan, La Terreur rouge à Valenciennes, a satisfait tous les espoirs. Magnifique couverture couleur qui reproduit un tableau du peintre Moreau-Deschanvre, arrière grand-père du sponsor Etienne Gaspard.

 

Samedi 30 juillet

Château d'Au. Ordre du jour : réfection de la grille d'entrée principale. Brossage, nettoyage par giclements haute pression, peinture. En fin d'après-midi, le corps est moucheté de vert foncé.

Escapade avec Sally, Hermione et Karl au parc de l'Ailette. Le lac artificiel s’aborde par une plage de sable aménagée. L'eau, toujours aussi mouillée, délivre une température de bain.

Particulièrement pas inspiré, en ce moment, pour écrire. Est-ce parce que je m'occupe de la correction des 300 premières pages de mes notes perso. que je vais probablement intituler Sur le fil du rasoir ? En tout cas pas puissante la muse.

Je vais me limiter à inscrire les faits à la suite et je les développerai plus tard.

Plan perso : reçu une gentille carte d’Aurore depuis l'île d'Oléron. Tout semble bien se passer pour elle.

Reprise de contact épistolaire avec Nadette M.

Entrevue très agréable avec Aline L.

Dîner sympathique avec Vania C.

A la bn, gentil échange avec une mignonne petite algérienne francisée, Noara, en cours de préparation d'un mémoire.

Au château : Karl vient d'obtenir son permis poids lourds, mais s’est fait amocher par deux olibrius dégénérés.

Heïm ne va pas bien. Les relations avec Alice ne s'améliorent pas.

Plan pro : beaucoup de mal à joindre des interlocu­teurs pour mes projets éditoriaux. Vacances, vacances...

 

Vendredi 12 août

Anniversaire de Heïm. Je pars à l'aube pour le château d'Au. La rupture de Alice rend l'époque particulièrement morose. La fête est en berne.

 

Lundi 15 août

Quatre jours passés à Au.

Vendredi, contre toute attente, un des plus magnifiques anniversaires pour Heïm, d'une rare intensité émotionnelle. Vanessa a eu la fabuleuse idée, non sans se tirailler de doutes jusqu'au dernier instant, de réunir une vingtaine de bouts d'choux et d'adolescents du village autour d'une grande tablée de gourmandises sise dans le parc.

Les enfants nous connaissent déjà et leur gentillesse, leur générosité jurent, non sans bonheur, avec leur éducation un peu fruste.

Petite poupée blonde, terreur en herbe, fureteur malin, intelligence d'un garçonnet à la maladie bleue et condamné à moyen terme, toutes sortes de caractères, de figures animent le féerique dessert.

Le parc accueille, peu après, des jeux, des cris, des rires, de légères altercations dans cette myriade de mômes. Chaque adulte s'improvise animateur de ce juvénile jardin, pour préserver l'équilibre fragile qui rend l'après-midi enchanteur.

Un intermède pluvieux nous contraint à nous réunir dans le jardin d'hiver où Vanessa, puis Heïm improvisent quelques blanches et noires au piano.

Saillance affective dans ce désespoir existentiel : la tranche humaine pointera encore longtemps comme l'un des délices de la vie heïmienne pour le moins touffue. Le contraste entre l'amour brut de ces bambins et la volonté destructrice de Alice trace plus encore au tréfonds l'unicité du tourment et la vague de bonheur éclose sur les pelouses du château.

 

Dimanche 21 août

Je quitte Fontès demain matin, à six heures vingt pétante. Séjour de quatre jours partagés entre la compagnie de ma douce grand-mère, les rayons doreurs de l'astre, et les marches nocturnes dans le labyrinthique village.

Petite synthèse avant de lever l'ancre et de rejoindre la Dordogne visiter mon pater, sa compagne et le bébé Alex.

Solitaire, comme à l'habitude, la villégiature se moule dans cet état d'esprit. Fontès, charmant bout de commune de l'Hérault, à mi-chemin entre la mer et la montagne, fier de son église du XIIe siècle, ennobli par sa rue principale dédiée à la République et rénovée comme de minis Champs-Elysées. La vie y semble paisible, ponctuée par les bavardages du troisième âge et les turbulences ludiques de la jeunesse. Observateur, je l'ai été bien plus qu'acteur. Impossible de m'intégrer à quelque groupe que ce soit en quatre malheureux levers de soleil. Légère frustration vite dépassée par le farniente et la paix régnante.

Particularisme de ce village où la vieillesse abonde : il a créé en moi la conscience de ma jeunesse, de ma capacité physique, de ma santé face à l'indigence grabataire, aux visages parcourues de crevasses, aux jambes veinées jusqu'à l'indécence, à ces dernières années vécues pour beaucoup comme un renoncement obligé, maladies et difficultés d'être ternissant l'étincelle des yeux fatigués. Mon sentiment reste ambigu face à la déchéance, à la mort immanente, face à la douceur de ce refuge où le refrain à la Brel se balance : de son chez-soi à la rue, de son chez-soi au pas de la porte puis de son chez-soi au cimetière.

L'homme se satisfait en fait de bien peu de choses. Jamais dans une mégalopole, où le pas de course est de rigueur, on ne peut éprouver avec ce relief cette douce mélancolie et l'œuvre inéluctable du temps.

Je revois les visages, de vieilles connaissances, marqués par les années, les couples et leurs nouveaux bambins. Lent, mais profond tournis en observant ces générations successives.

Reste ma propre décadence, mon ineffable déroute en relations humaines. Toujours à divaguer sur le pourquoi du comment de la chose, je gâche un sacré nombre d'instants. Dans le même temps, lorsque j'assiste aux comportements primaires, bêtifiants de cette jeunesse dont je devrais me sentir proche, cela renforce ma méfiance curieuse envers l'autre. Haine pour tout groupe mâlifiant qui nous rappelle, avec une puissance déprimante, nos origines de primates. Penchant et curiosité pour l'individu sensible, beau, intelligent, sain de corps et d'esprit, esthète peut-être. Probablement, certainement davantage porté vers la gent féminine, recherche affectivo-sexuelle oblige.

Je quitte Fontès avec quelques touchantes images : les yeux embués de ma grand-mère qui m'embrasse une dernière fois et se demande si elle sera encore de notre monde l'an prochain ; monsieur S. et sa chaleu­reuse conversation sur ses visites à Paris dans les années trente, sur le pays et ses transformations ; les jolies demoiselles qui foulent les vieilles pierres du villages et m'adressent un bonjour intrigué ou gêné ; le curé dans sa belle église, son discours moralisateur et ses enfants de chœur, belles comme des anges ; ces souvenirs qui se bousculent...

 

Lundi 22 août

En attente d'embarquement, destination Marmande.

L'aube s'est découverte à moi de poétique manière. Le minibus qui me mène à la gare de Montpellier traverse une nature fumante de sa rosée, entre la pâleur d'une lune vacillante et l'oranger d'un astre régénéré. Faiblard pour l'écriture ce matin. J'arrête ma piètre description.

L'actualité traque à nouveau de brûlants sujets, à l'approche de la rentrée automnale. Les réserves de Big Média s'irriguent des malfaisances internationales. Plus qu'il n'en faut pour assouvir l'appétit cureteur des apôtres du Racolage aux mille et un assaisonnements. La fonction ruminante du journaliste lui ouvre la perpétuité de vastes horizons fangeux qu'il croit explorer pour la Bonne Cause : pureté douteuse où crapotent les repoussantes insanités d'un humanisme de bourbeuse zone que gerberait l'éclairé Montaigne.

Balayage rapide des préoccupations présentes des tristes idoles aux vertus déliquescentes.

Carlos, dont l'œuvre se résume à quelques dizaines de cadavres et à plusieurs centaines d'écharpés, d'amputés, d'infirmes à vie, va enfin connaître la Cour d'assises et son jury populaire, à défaut de peloton d'exécution sommaire. Epais bonhomme que l'on imagine mal en dentelles, d'un charisme probable, peu enclin à ce qu'on lui grignote des poux sur le crâne, il fascine les chroniqueurs et excite manifestement les chroniqueuses.

Friandise de l'anecdote : les agents de la dst française lui seraient tombés sur le paletot, alors qu'anesthésié il allait se faire liposucer un peu de gras double, bouée intégrée qui le rapproche du bibendum. Enfant, Carlos se faisait traiter de petit gros ; il avait juré de prendre sa revanche sur ce monde. Le big lard aura été rattrapé par son bide.

 

Mercredi 31 août

23h45. A 15 minutes du mois de septembre, concentration de toutes les rentrées. Je me dois de faire un petit point.

Après avoir quitté ma grand-mère lundi dernier, je rejoins pater, sa compagne Anna et le petiot Alex dans le Périgord. Une maisonnette sise à la Meyronnie nous abrite. Mercredi, saut d'une journée à Paris en avion. Découverte des charmes périgourdins : château de Beynac, de Milandes, de Hautefort, etc. Escapade en canoë-kayak sur un lac, etc.

Reprise de contact avec Nadette M. qui semble sortir d'une grosse déprime. J'espère que ça n'est pas lié à ma rupture temporaire. Ses sous-entendus m'irritent un peu. Je ne souhaite pas que notre entente amicale dérive vers du sentimentalisme. Je n'éprouve aucun penchant sexuel et amoureux pour elle. Elle doit prochainement venir à Paris. Nous verrons bien...

Eu Alice au téléphone. J'écoute son soliloque. Sa détermination à s'extraire de la famille n'a pas varié, mais elle semble accuser le contrecoup physique et moral. Je lui ai rappelé mes divergences quant à ses analyses.

Lectures du moment : Mon journal depuis la libération de Galtier-Boissière, Bergson par Félicien Challaye, Sur les écrivains de Drieu la Rochelle et L'ordre S.S. par Edwige Thibaut. Que de la crème...

Poursuite des corrections de mon Journal.  Reste beaucoup de travail à faire. Parfois la réécriture complète s'impose. Peut-être suis-je trop critique. Je risque même de dénaturer le naturel du propos.

Gros ménage dans mes projets éditoriaux en cours.

 

Mardi 6 septembre

De retour à Paris, après cinq jours passés au château. Rhinite carabinée, annonce des fraîcheurs automnales, ajoutée à un sentiment de fond où s'interpénètrent la conscience du dérisoire et le frémissement de la révolte, n’entachent en rien la sérénité fondamentale qui détermine mes choix. Pourquoi ces choix ? Le nouveau bouleversement, fruit de la tendance kamikaze de Alice, éclaire le tableau.

Elle avoue hier à Heïm qu'elle est la maîtresse de Michel Leborgne. Quatre ans que Heïm dénonce le rapport ambigu et malsain entre sa fille et son collaborateur. Leborgne, remake du Fernandel un peu plus grand et un peu plus mou, que l'on apprécie comme copain, voire comme ami par sa gentillesse et sa bonhomie, est à un milliard d'univers de ce que Alice escomptait d'une rencontre amoureuse. Heïm, comme toujours, avait raison sur toute la ligne dans ses inquiétudes. Trente ans d'attente, tant de dénégations, de paroles terribles sur toutes formes de médiocrités pour arriver à se donner à ce gentil échoué.

Tous les problèmes financiers que nous traversons tiennent à cette intention de nuire, de saccager tout ce en quoi Alice a cru. Encore un incommensurable gâchis. Elle paraîtrait épanouie, heureuse, enjouée, l'amour est aveugle et l’excuserait, mais rien de tout cela. Le grotesque du couple, les mensonges accumulés, les contradictions fonda­mentales rendent cet événement terrible et dérisoire. J'aime profondément ma sœur, mais le glas a sonné sur sa qualité d'être. Je revoyais les petits dessins chargés de tendresse qu'elle improvisait sur un coin de page à chaque fin de lecture du premier tome manuscrit de mon journal, qu'aujourd'hui elle dit abhorrer ; je me remémore l'affiche où, petite princesse blonde, elle tient la main de son papa en campagne cantonale à Tours ; je médite sur toutes ces années de combat, de complicité, d'amour, côte à côte, tout cela pour ça.

 

Mardi 13 septembre

Je ne pardonnerai jamais à Alice son entreprise de démolition. Mon affection subsiste, mais tout autre sentiment d'estime ou de respect est souillé ad vitam. Personne n'est exempt d'erreurs, mais son attitude relève davantage d'une volonté de nuire à tout ce qui l'entoure : famille, amis, salariés. Son autodestruction est concomitante.

Comment, après tant d'années de dénégations horrifiées, de répugnance ressentie, a-t-elle pu se résoudre à cet ignominieux aboutissement ? Coucher avec le failli Leborgne (vous me direz : j'en suis un autre, mais à 25 ans et non 37), diffuser des propos atroces sur chacun des membres de sa famille dans d'écœurants chassés-croisés, s'appliquer à détruire l'outil de travail nous plongeant ainsi dans de plus graves problèmes financiers.

Je suis très loin de l'angélisme, mes échecs ont été cuisants et terribles pour la vie familiale et professionnelle, mais à aucun moment je n'ai été m'adonner en conscience à l'anéantissement de tout ce en quoi je crois depuis mes premiers raisonnements. Alice, elle, entretient ses ruines fumantes, cultive son tas de cendre. Le souvenir de la Alice d'hier rend plus odieuse encore la peut-être future Mme Leborgne.

Fanfan, malgré une santé détériorée, peaufine ses interventions de fin de règne. Première confession réservée au margarineux Franz-Olivier Giesbert, insolite incarnation du Figaro de l'insubmersible Hersant. La seconde a pour prêtre le désopilant Elkabbach qui délaisse un temps ses oripeaux de président des France 2 & 3 pour titiller le chenu tuteur de la vraie France, celle qui jamais ne s'éteindra, ceci dit sans la moindre grandiloquence gaulliste.

 

Mercredi 14 septembre

Pour résumer les échanges entre Fanfan la Rose et Elkabbach. Les problèmes d’un cancer galopant sont abordés. L'homme se confie, sans voiler la douleur qui le ronge. Le courage est reconnu par une quasi unanimité. Visiblement amaigri, les traits émaciés, la voix affaiblie, Fanfan ne nie pas l'évidence : le refroidissement éternel n’est pas loin. L'agitation journalistique va certainement se focaliser sur l’éventualité d'une élection présidentielle anticipée et sur tous les petits suspens qui l'accompagnent.

Malgré cette maladie, Fanfan se montre plus à l'aise que jamais pour expliquer presque toutes les zones dénoncées de son passé contrasté : fricotage avec la droite, rencontre avec Pétain, amitié pour Bousquet, etc. Il n’autorisera cependant pas l'indépendant Elkabbach-pour-rire à l'interroger sur le faux attentat de l'Observatoire, sur la francisque acceptée avec bonheur, sur les fondements de certaines morts dénichées jusque dans l'antre élyséenne. Sans doute une santé pas suffisamment dégradée pour l’incliner à révéler toutes les vérités. A moins qu’une lucidité persistante ne l’en dissuade jusqu’au bout.

Certaines justifications laissent songeur : telle celle qui banalise sa fréquentation du prétendu criminel contre l'humanité, feu Bousquet. Selon l’optique mitterrandienne, la reconnaissance judiciaire, professionnelle et politique de son innocence aurait rendu incontournable l'acceptation de son pognon pour financer quelques campagnes.

En prolongeant son raisonnement, si seule compte la légalité face à la légitimité d'être, d'action ou de comportement, alors de Gaulle est vraiment un tartuffe, voire un traître d'avoir appelé à la rébellion face à un Pétain légalement en place, tout comme le deux fois septennal Mitterrand.

 

Jeudi 15 septembre

Toujours plus en trombe le temps qui passe.

Demain, arrêt à Amiens pour représenter Alice dans l'affaire l'opposant au cic comme caution de la sebm. Le 4 novembre prochain, toujours pour cette même société dont j'ai pris la gérance pour éviter tout souci à Alice, responsabilité naturelle donc, je risque d'être déclaré en faillite personnelle et d'être interdit de toute gérance pour quelques années. Je suis serein avec ma conscience, sûr d'avoir choisi le juste comportement dans l'endossement des drames et l'affrontement des tourments juridiques.

Pour ce qui est des événements familiaux, j'écrirais peut-être à Alice les lignes suivantes :

« Alice,

Saches avant tout que je ne suis en aucune manière animé par un sentiment de haine ni par une volonté de nuire.

Vois le terrible gâchis que tu as occasionné. Je parle en failli d'expérience. J'ai échoué lamentablement dans la suite heïmienne, mais jamais je n'ai en conscience souhaité saccager l'outil de travail et désespérer mes proches. C'est, bien au contraire, mon acharnement à mal recoller les morceaux qui a fait foirer définitivement l'affaire.

Victime de mes propres faiblesses et lâchetés sans doute. Mais pour toi, qu'en est-il de ta perdition dévastatrice ? Observe un peu, avec hauteur, l'univers que tu as créé autour de toi : il rejoint le plus glouton des trous noirs. Un néant nuisible, voilà ce que tu deviens.

Combien de fois t'ai-je entendu traiter Leborgne plus bas que merde et chiasse réunies ? Et voilà, comme par un hideux miracle, que tu écartes les cuisses devant lui ! Quelle nauséeuse tristesse. Par quel penchant, et pour quelle minable destinée ? Atroce extrémité qui te réserve une médiocrité généralisée.

Comment justifier ta stratégie d'empuantissement des certitudes de chacun d'entre nous par un discours haineux et calculé selon l'auditeur ? Propos ignobles, allusions scabreuses, révoltes malsaines et dérisoires, avec toujours, sous-jacent à ta dialectique, l'objectif irrésistible de créer le doute chez le prêteur d'oreilles. A quoi rime cette entreprise de démolition ? Où l'harmonie, la beauté d'être, l'éthique, la grandeur d'âme ont-elles un soupçon de place ? Kamikaze désaxé, tu prépares ta déchéance absolue.

Pour nous, tout est à reconstruire. Un début de monde encrassé par les difficultés colportées par celui en agonie. L'intérêt familial doit seul guider nos actes, quitte à ce que les conséquences en soient plus sévères pour toi. »

 

Samedi 17 septembre

Reprise des scribouillages nocturnes sur fond de décibel haute portée.

A nouveau croquer le lambda, faire surgir le sujet sanglant qui approfondira le contraste entre le lieu et la matière traitée : Fanfan et son cancer, Decourtray et sa divine extinction, les soubresauts balladuriens, toute cette flore qui favorise les fulminations du niqueur de qualité.

Avant tout, insuffler un ordre systématique à cette mixture blennorragique.

Fanfan a largement retenu mes attentions. Je n’y décèle plus aucune zone d'ombre. Si sa marque dans l’histoire s’avère conséquente, il ne peut faire accroire à une intégrité de jouvence. Les déviances de son parcours ne peuvent s’effacer, et ce malgré le pathétisme qu’inspire son état de santé et la réalité de son courage physique face à la maladie.

 

Vendredi 30 septembre

En partance pour la énième fois vers Valenciennes. Cette fois c'est le directeur de cabinet du maire, l'ombre Borloo, que je rencontre. La partie va être rude pour lui placer une centaine de Terreur rouge, contre l'avis du Conseil municipal à qui s'est colletée l'élue chargée des affaires culturelles.

Entre séduction et fermeté, un exemplaire du livre de Loridan dédicacé par mes soins au Jean-Louis précité, je dois souligner à mon interlocuteur la nécessité pour la mairie de ne pas se contenter d'un soutien moral, mais de mettre un peu la patte à la bourse.

Ma formule pour le député-maire aura cette tonalité : « En hommage à Monsieur le Maire, pour le dynamisme qu'il insuffle à sa commune dont j'ai partagé avec intensité la passion. Dans l'espoir que son soutien s'illustre jusqu'au bout... »

A Rouen, mon projet s'est débloqué d'un coup. L'action commando du 27 septembre s'achève avec la rencontre de M. A., adjoint au maire chargé des affaires culturelles. Majestueux bureau où il m'aborde à brut : « Pour les finances, combien il vous faut ». Avis favorable de ses deux chefs de services, Mlle R. et Michèle G., préface de l'incontestable autorité, le professeur Claude M., il débloque les fonds sans sourciller. Il va même jusqu'à appeler devant moi le sieur H., son identique au Conseil régional, pour le rallier à son soutien : « Je ne sais pas ce que vous ferez mon cher, mais moi j'y vais... » conclut-il.

A la sortie de l'imposant hôtel de ville, je suis saisi d'une euphorie générale, depuis la bouille jusqu'aux jambes qui m'imposent une course improvisée.

A l'occasion de cette journée, déjeuner avec Thierry L., fils de la sœur de Heïm, notable de la ville, un des quinze huissiers pour le demi million d'habitants de Rouen et sa banlieue. Bête de travail, impitoyable avec son personnel (neuf personnes actuellement), il doit cumuler les casquettes de chef d'entreprise et d'officier ministériel. Il me confie quelques noms et adresses pour le sponsoring du Clérembray, parmi lesquels le premier Président de la Cour d'appel, à la tête d'une association sur l'histoire de la Justice.

Au château, les contrastes s'intensifient. Les journées du patrimoine (17 et 18 septembre) auxquelles nous avons participé, se sont magnifiquement déroulées. Nous avons édité pour l'occasion un superbe livret sur la presque millénaire seigneurie d'Au. La photo couleur de Heïm choisie pour la couverture transmet, à l'authentique, la fibre inspirée de la propriété. Tout ce qu'il me reste de surcroît d'âme, je l'investirai dans ce lieu véritablement touché par la grâce.

Autre bonheur : le trio juvénile qui nous rend visite au château, adorable sans retenue. Sophie la blonde (8 ans), Sabrina la châtaine (10 ans) et Yvana la brune (8 ans), telles des Pim Pam Poum, éclairent de leur jeunesse les recoins séculaires du domaine.

Alice se cabre dans son délire destructeur. L'horreur affective et matérielle qui en résulte réduit de jour en jour l'éventuelle chance d'une prise de conscience. Cumul de nervosité, d'affection verbalisée, de désespoir incontrôlé, de détermination illogique... Le drame est absolu. Il me faudrait y consacrer des pages et des pages tant l'entaille à notre vie est profonde.

 

Samedi 1er octobre

Le monde tricote ses tragédies et les médias picorent.

Le ferry Estonia reprend le flambeau des funestes journées portes ouvertes. Des dizaines de milliers de tonnes d'eau s'engouffrent dans l'accueillante enceinte. En moins de cinq minutes, la surcharge entraîne quelques centaines de passagers par 90 mètres de fonds glacés. Un charnier aquatique de Suédois, peuple qu'instinctivement j'affectionne. Mon anonymat ne m'empêche pas de m'associer au chagrin de tous les proches et amis des noyés.

Haïti, loin des niaiseries paradisiaques, honore la tradition de la passation de pouvoir par le sang. Les angéliques G.I.'s n'y peuvent rien. Le savant dosage de l'interventionnisme américain dans la lutte des pro et anti Aristide révèle une auréole diablement cornée.

A noter une entrevue avec Jean-Jacques P. à Valenciennes. Ce professeur collabore aux services culturels de la mairie et s'est livré à moi un peu plus qu'auparavant. Son maître à penser n'est autre que le cataclysmique Léon Bloy, notamment avec son Exégèse des lieux communs et Le Salut par les Juifs. [...]

Dans son bureau au plafond haut et au fouillis prononcé, il me précise son antipathie primaire pour l'échevelé Jean-Louis Borloo, que je croiserai quelques heures plus tard, en compagnie du préfet. D'une intelligence certaine, le député-maire choque le grincheux P. par ses méthodes de conquête du pouvoir et par les sources douteuses de sa manne. Il me rapporte les propos de celui qui avait été chargé par l'avocat d'affaires de recruter dans la ville le futur Conseil municipal. Une seule directive : « Trouve-moi tous les aigris, les arrivistes, les amers, ceux qui ont une revanche à prendre ». Le chargé de mission fait sans rechigner la besogne, mais il est écarté de toute responsabilité lors de la distribution des susucres. La passion du bougre se teinte d'une haine compréhensible, allant jusqu'à vouloir constituer une association des anti-Borloo. Flop s'en suit. Pas besoin d'être un fin analyste de l'âme humaine pour déceler une probable part de calomnie dans les propos rapportés.

Autre zone douteuse chez l'élu : l'origine des fonds millionnaires qui nourrissent çà et là ses ambitions. Certains journalistes, dans les fameux milieux autorisés de la presse, avancent le méfait du blanchiment d'argent de la drogue. Presque un classique du genre politico-mafieux. Rien n'est publiquement dénoncé par peur des représailles physiques. Entre la fantasmagorie des pisse-copie envieux et les trames interlopes d'une arrivée politique fulgurante, je laisse aux spécialistes impliqués le soin de décrypter cette tambouille.

Toujours amusant de découvrir les douteux dessous d'une commune et de son administration.

 

Dimanche 2 octobre

Hier soir, repas épique. Sally, avec deux Valiums dans le ventre et un Martini ingurgité, ne peut écouter les vérités de Heïm. D'un coup, la voilà qui, de la position assise, ferme les yeux et tombe à terre, la respiration bruyante. Peu après le ronflement règne sous la table.

Je sors alors avec Heïm respirer l'air du dehors, abasourdi par ce comportement.

 

Samedi 8 octobre

25 ans depuis deux jours : chienne de vie.

Toujours mortifère, l'actualité. Les deux derniers faits-divers érigés par Big Média offrent un surcroît d'irrationnel. Quelques coups de griffe à la civilisation, quelques cadavres pour l'émotion populaire, le cogito du curieux surchauffe ; moi, comme quelques centaines de maniaques, je noircis le papelard dispo.

Acte I : brève épopée meurtrière d'un couple révulsé des fibres, l'âme injectée de haine. Les french Bonnie and Clyde transcendent leur minable casse en fulgurante perdition. Course poursuite dans Paris, feu sur les poulets, trois blessés à la balle pour sangliers, un chauffeur de taxi tué, et les politiques qui s'émeuvent. Le rodéo a ses victimes dans les rangs de la force publique comme dans le duo des anarcho-tueurs. L'homme a flanché à l'hôpital.

Reste le petit bout de jeune fille, émouvante par ses traits, confusément attachante, orpheline, sa vie foutue... Je n'aurais pas eu, moi aussi, ma vie majoritaire devant moi, j'aurais volontiers proposé ma vieille carcasse pour la remplacer dans la geôle. Elle aurait dû crever avec son compagnon, en apothéose destructrice. La grosse machine judiciaire, puis pénitentiaire aura raison de sa pureté. Florence, elle se prénomme. Chère Florence, tu es une criminelle, certes, tu as éliminé d'innocentes personnes et désespéré des familles, mais je décèle une humanité éperdue dans tes yeux. Pauvre de toi, décalée dans l'univers.

Acte II : Incandescence du Temple solaire. La secte de Luc Jory donne à plus d'une cinquantaine de ses adeptes le repos éternel. Plus de chaos terrien, plus de décadence humaine, la libération du corps encombrant. La méthode du suicide ou de l'exécution importe peu. Le système de Jory et de son financier, probablement pour de douteuses raisons, a poussé la communion jusqu'à la luminosité extrême : deux chalets en flammes en Suisse et un bâtiment au Canada. Comment juger cette intelligence et ce diabolisme du charismatique fondateur ?

 

Lundi 10 octobre

Je m'en retourne vers ma répulsive Lutèce. Avant, petit détour ferroviaire par Chaulnes pour remettre un pli à Hermione.

Samedi, grosse dépense physique à Amiens, rue Octave Tierce, pour déménager archives et ameublement avant que cette maison ne soit vendue. Gros camion loué par Karl, deux aller-retour Amiens-Chaulnes avant de regagner nos terres.

Alice est la propriétaire en titre de cet immeuble. Elle encaissera l’argent de la vente, mais ne se risquera pas, je l'espère pour elle, à conserver l'intégralité, ou à ne céder que quelques picaillons à son papa.

Les deux salauds et la détraquée m'entendront bientôt. Je ne peux continuer à bouillir sans réagir. Quelles que soient mes incompétences et mes faiblesses congénitales, je n'ai fuit devant aucune conséquence de mes responsabilités. J'assumerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que peines s'en suivent, non sans me défoncer les tripes pour ma défense.

Voyez le tableau :

Petite incongruité vicieuse, Rentrop m'a enfoncé 350 nanars éditoriaux dans le fion. Avec sa bande de pisseuses, Molès et Poulanica en tête de proue, ils ont saboté le travail. Rentrop était au courant de mes angoisses de chef d'entreprise lors de nos rencontres parisiennes au restaurant Le Tourville. Les tableaux que je dressais explicitaient le drame, mais, pauvre couillon que j'étais, je n'en tirais pas plus qu’un rôle informatif pour le directeur littéraire, la portion Rentrop. Sa responsabilité dans le naufrage de la seru est importante et déterminante. Au procès de Molès contre ma société, le minable n'a même pas eu l'honnêteté élémentaire de rédiger correctement son témoignage. C'est moi, avec peu de sommeil, rien dans le ventre, pressé par le temps, qui suis allé au front. N'empêche que la Molès et son suiffeux avocat se sont fait sacrément rabougrir leurs fantasmagoriques réclamations : l'intégralité de leurs chefs de demandes est rejeté, et ils sont condamnés aux dépens. Alors merde à tous ces connards que nous avons nourris pendant des années.

Leborgne, le protecteur d’Alice, dadais mou, indisposant, entre le puant Doc de Fun radio version de Caunes et le gentil Fernandel, talent en moins. Il a grassement coulé ses jours, sans jamais développer le secteur commercial, défini comme essentiel pour que la commercialité de la seru soit possible. Rien n'a percé. Le convivial et joyeux bonhomme préférait sans doute les profusions malsaines et puanteurs étourdissantes des conversations avec Alice.

Les deux compères figuraient dans le capital de la société et s'y étaient vu offrir des postes importants. Ma propre immaturité nappant le tableau, le trésor que Heïm nous avait laissé n'a pas mis longtemps à se transmuer en fiente. Moi j'assume, Rentrop et Leborgne ricanent. Pas pour longtemps, les gaillards. Si les coups fourrés se poursuivent, je mettrais toute ma détermination à leur faire cracher leurs biens via les ascendants. Le grand et le petit baigneront dans leur fange.

Et Alice... pour qui j'ai endossé la faillite de la sebm et ses millions de dettes. La voilà de plus en plus timbrée avec les jours qui passent. Délire systématisé avec sentiment de persécution comme le définit Heïm. Cela ne l'excuse pas pour autant. Ignominie ou pas chez elle ? Cauchemardesque perdition, sans aucun doute. Elle aussi devra se méfier, car les scrupules, même fraternels, ont, eux aussi, des limites.

 

Samedi 22 octobre

Atterré, je suis atterré ! Impossible de rester une minute de plus devant la nouvelle émission de Christian Spitz, alias le Doc, avec ses pitoyables compères. Après la génération des potes, on nous gratine d'une caste plus intolérable encore. Ineptie, débilité, inculture en couches, néant existentiel : pourquoi donne-t-on la parole aux pires, aux innommables branleurs ?

L'insondable bêtise régnait déjà sur les ondes de la fm et voilà qu'elle s'érige comme référence à la télévision. Je suis trop choqué par cette médiocrité généralisée pour être vraiment pamphlétaire. Un seul type de réaction, déraisonnable j'en conviens, pourrait encore me motiver : le défoulement physique contre ces bruyants encombreurs, Doc et sa clique en tête de proue. A quel stade de décadence démagogique ou commerciale est-on parvenu pour laisser s'exprimer des nullités pareilles qui monopolisent les techniques de communication ?

 

Mardi 1er novembre

Toussaint. Encore une crasse à ajouter au couple Leborgne le grand dadais et Alice la petite teigne.

Dimanche soir, je me rends avec Karl et Hermione au 10 rue Roger Salengro à Chaulnes, pour quelques vérifications. Stupeur : une pièce vidée de l'intégralité de son mobilier, le stock Histodif déménagé, les ordinateurs nettoyés des éléments de comptabilité et de facturation.

Nos soupçons d’un détournement d'activité et d’une vente illicite d'ouvrages libellés seru se confirment. Les gredins n'ont prévenu ni la famille, ni certains de leurs employés et collaborateurs. Une fuite en catimini, la Land Rover bourrée des éléments de leurs méfaits. J'appelle Heïm, désespéré et furieux, et nous convenons de ma visite impromptue chez Leborgne, à Misery.

Si une agressivité évidente émane de l'un ou de l'autre, je suis déterminé à rentrer dans le lard du grand tout mou et à gifler ma délirante sœur.

Karl me conduit dans la bourgade, un pistolet à balles en caoutchouc à l'arrière, comme éventuelle force de couverture. Nous nous arrêtons devant une grosse maison bourgeoise éclairée. Je sonne à la grille. Alice apparaît et semble inquiète de me trouver là (elle m'avouera qu'elle l'était en effet, preuve d'une conscience déviante).

De 23h30 à 2h30 du matin, longue conversation à trois dans leur salon-salle-à-manger. Je suis là pour avoir un éclairage sur leurs agissements et pour les prévenir de mon attitude, si leur malhonnêteté se confirme. J'emploierai tous les moyens juridiques à disposition pour faire cracher Michel, ses ascendants, etc.

Pendant ces quelques heures d'échanges, où le ton monte à trois reprises entre Alice et moi, je ne laisse entrevoir aucune complicité, dégoûté au tréfonds par ces deux irresponsables impunis. Ahurissants, les longs soliloques de Alice, presque jouissive d'être un emmerdement pour sa famille, tout en se défendant d'une quelconque volonté de nuire, et prétendant (comble du délire !) porter en elle les attributs heïmiens.

Navrant Leborgne : drogué, groggy, séduit par le discours chiantissime de sa maîtresse-à-penser, il tourne son gros index dans une boucle et semble se laisser aller à un début de nanan. Le spectacle est fascinant, et je reste froid, concentrant dans mes regards tournés vers Alice le profond écœurement qu'elle m'inspire.

Cette visite n'a pas été utile à grand chose, si ce n'est à tester mes propres convictions. Les quelques gorgées de cognac et de whisky prises avant mon départ n'ont pas permis d'éveiller en moi une quelconque truculence, tant les hôtes se sont révélés pitoyables.

Côté actualité, les juges français poursuivent leurs investigations terrorisantes dans les milieux politiques. Carignon est maintenu en prison, Longuet se trouve sur la sellette. Jusqu'à quel point les juges d'instruction confondront-ils équité d’un pays de droit et acharnements parcellaires, démesurés. A l'abus de biens sociaux qu'ils brandissent, nous pourrions leur opposer le détournement de pouvoir à des fins de jouissance personnelle. Le journalisme et la magistrature sont les deux dernières corporations intouchables dont il faudra un jour ausculter sans complaisance les usages.

 

Samedi 19 novembre

00h03. Je me résous enfin à prendre la plume. Les semaines se grillent, sans que je laisse le schéma des quelques cendres marquantes.

Point de lassitude, mais un relâchement malsain qu'il faut tordre dès maintenant. Les activités multiples que j'ai décidé d'assumer ne peuvent tolérer une quelconque zone de mou.

 

Jeudi 1er décembre

6h38. Je quitte à nuitée le château. Je prolonge mes séjours pour le plaisir et pour une plus grande efficacité professionnelle.

Mardi après-midi, descente commando à Liesse, bout de village de quelques centaines d'âmes. Mission : dénicher quelques sponsors pour l'ouvrage que nous avons choisi de rééditer. L'urgence préside mes pas dans les artères et veinules locales : l'œuvre de Combier paraît avant la Saint-Sylvestre. Entre autres entrevues, celle avec les délicieuses cloîtrées du Carmel, auditoire attentif à mes explications. La sérénité du lieu et la gentillesse des sœurs me réconcilient un instant avec l'idée de la piété.

Heïm a sorti le troisième numéro du Petit journal d'Au. Le croquis y représente le maire déguisé en sapin de Noël. Cela va faire frissonner dans les chaumières. En réponse à la feuille d'humeur « contre les méchants et les sots » un parangon de cette espèce a déposé incognito, dans notre boîte aux lettres, une longueur de papier toilette.

François Richard via Heïm avait déjà longuement répondu aux insanités du premier magistrat de la commune. Je vais étudier la procédure et la motivation requise pour assigner le conseil municipal devant les juridictions correctionnelle et administrative. Au plaisir de destituer ces mauvais républicains.

Une émission spéciale de Capital sur M6 synthétise le système Tapie. Extraordinaire impression de fragilité de l'empire, tout entier fondé sur le charisme de l'entrepreneur et sur l'engagement sans retenue de sa peau et de celle de son épouse. Toutes les sociétés du Groupe appartiennent à une SNC dirigée par le couple. Revers de la puissance de direction : une responsabilité solidaire et indéfinie. L'effritement se confirme hier soir avec la mise en redressement judiciaire des entités commerciales. Pour Tapie, une seule obsession : éviter la faillite personnelle qui s'accompagnerait de l'inéligibilité pour cinq ans. Probable magouilleur, mais ni plus ni moins que le commun des mortels, il surnage par cette capacité à combattre sans relâche. Les craquements émotionnels ne doivent pourtant pas manquer dans l'intimité familiale. Sa fulgurante trajectoire a peut-être été bâclée dans ses fondements pour pouvoir résister au temps et aux trifouilleurs professionnels, fort de leur hermine.

 

Mercredi 7 décembre

Je vais revoir ma Lutèce abhorrée. A nuitée matinale le train réchauffe les courants hivernaux.

La Terreur à Rouen revient de Tchécoslovaquie, cette semaine. Je vais lancer la machine promotionnelle pour que ce titre soit un succès éditorial. Pour les commandos-sponsoring, ma prochaine destination, le 15 décembre, sera Belfort. La situation financière est des plus dramatiques, et il faut de toute urgence nous battre comme des forcenés pour espérer renaître.

Drame atroce en Andorre, charmante principauté entre la France et l'Espagne, et dont Fanfan mité doit être encore pour quelques mois le cosuzerain avec une dignité espagnole. Un chauffeur de poids lourd perd le contrôle de son véhicule dans l'artère pentue et principale de la ville. A toute allure, il fauche les bagnoles et les passants, poursuit sa descente sur le flanc, détruisant les devantures de magasins achalandés. Bilan : 9 morts et 51 blessés comme cette petite fille de trois ans qu'il faut amputer d'une de ses jambettes. Horrible, immonde. Le criminel poids lourd avait l’interdiction absolue d'emprunter cette voie urbaine. Encore une fois, la saloperie d'équation rendement-rentabilité prime sur tout.

 

Dimanche 11 décembre

Ce soir, à l'émission 7 sur 7 d'Anne Sinclair, Jacques Delors se grandit d'une attitude gaulliste. Poussé de tous côtés pour se présenter à l'élection présidentielle, il ne cède pas aux hystéries socialistes et n'arrête pas sa décision sur les relents de sondages plus ou moins fiables et changeants. Il ne se présentera pas devant les électeurs. L'intime conviction sur sa situation personnelle d'homme vieillissant, de technocrate de qualité et non d'homme de pouvoir, son jugement sur la situation politique française et sa volonté de ne pas s'associer aux semeurs de perlimpinpin pour finir en roi fainéant, ont pesé dans sa digne renonciation. Rien ne m'attire chez Delors, mais là je mets chapeau bas devant la noblesse du comportement.

La tronche des responsables ou des figures du ps , interrogés à chaud, ne laisse aucun doute sur le coup de massue chopé : Lang délaisse un instant son sourire de parade sans pourtant se laisser aller, devant les micros et les caméras, à la tragédie ; la tronche ravagée, Emmanuelli planifie l’échec ; le pontifiant Jospin contient sa rage.

 

Lundi 12 décembre

Emotions extrêmes aujourd'hui.

Après un repas prolongé par quelques délices alcoolisés, Heïm et moi sortons faire quelques pas dans le parc du château. Les deux ouvriers, Cannes et Ras, poursuivent la réfection du toit, avec une obstination sans faille. Nous partons faire quelques pas dans la plaine avec les trois chiens, magnifiques bêtes en mouvement. Les couleurs envoûtent et séduisent. Les problèmes financiers sont abîmiques, mais la beauté de vie est là, sans faille.

 

Mercredi 14 décembre

Toujours au château, sis au fond de mon plumard à 22h39, Lenny Kravitz sous mon gros casque.

Côté pro, j'annule mon voyage à Belfort pour demain. Je me contenterai du bigophone pour le rendez-vous avec l'adjoint chargé des affaires culturelles. Les entreprises de plus de 50 salariés ne jouent pas le jeu de la sponsorisation. Le tissu économique m'apparaît trop frileux pour que j'engage des frais de déplacement. Si la mairie m'ouvre ses bourses et gueule son enthousiasme, je tenterai l'action commando sur les lieux.

Cet après-midi, longue conversation avec Heïm, entre quelques verres de Bison flûté (trois gros glaçons, un gros tiers de vodka à l'herbe de bison, deux petits tiers de Coca et un index pour remuer en tapotant le glaçon émergé). Réflexions sur les drames actuels de notre vie, les manquements de chacun, les actions à mener, les solutions pour sortir le pays de sa merde ambiante et grandissante. Grande leçon humaine pour moi, comme lors de tous mes entretiens avec Heïm. Innombrables conseils, réflexions, intuitions que je ne garde qu'en mémoire et pas dans de plus sûrs endroits.

Quelle médiocre écriture, ce soir. Pas inspiré pour la forme.

Au détour d'un zapping, je découvre sur France 2 l'émission Bas les masques sur les putes de films X, de peep show, etc., depuis celle qui ouvre ses jambons par plaisir à celle, amère, débile légère, qui nous explique son parcours. Ces pauvres jeunes femmes, au summum de la libération sexuelle, n'ont pas l'allure de demoiselles épanouies. Pauvreté intérieure. Pauvres filles gâchées pour la vie.

De quel rapport humain suis-je capable ? Au-delà d'une sensibilité aiguisée, quel genre de barbarie germe en moi, lorsque j'assiste à l'étrange ballet puant des hommes ?

Vingt-cinq berges, bout de rien je reste. Gâchis d'une ambition, je me reconstruis peu à peu. Il me manque cette fulgurance qui élance vers les cimes de toute chose.

 

Vendredi 16 décembre

La belle bête Tapie aurait-elle rendu l'âme ? Point un enfant de chœur aux dentelles catholiques, je suis malgré tout instinctivement porté à me mettre du côté de celui qui est exposé aux charognards médiatiques.

Quel journaliste peut s'arroger le droit de lyncher, d'écharper et d'achever l’agonisant ténébreux ? L’infection de certains milieux de la presse pourrait bien surpasser celle de l'affairiste.

Magistrats et journalistes : voilà ceux qui devraient craindre de devenir les cibles d'un éventuel retour à la barbarie.

 

Dimanche 25 décembre

23h49, du fond de mon lit, au château d'Au.

Un Noël sombre s'achève, émanation de la terrible année 1994 qui touche à sa fin. Le repas du réveillon n'a pas apaisé les désespoirs de Heïm. Jusqu'à quatre heures du matin, Karl et moi écoutons notre papa de cœur qui, vingt-cinq ans avant, nous a dispensé de crever à l'état embryonnaire sur une couche ou au fond d'un bidet.

 

Lundi 26 décembre

Depuis samedi, quatre Algériens retenaient des otages dans un avion. Action remarquable du gign.

 

Mercredi 28 décembre

Faiblard de la plume ces derniers temps. Pourtant l'actualité présente une hotte pleine d'événements et les atours perso-pro ne s'affadissent pas.

La trêve des confiseurs, conseillée par le bon Pasqua, est pour l'essentiel respectée. Les médias se sont focalisés, à juste titre, sur la prise d'otages dans un Airbus d'Air France par quatre Algériens à l'Islam exterminateur. Magnifique action du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale, après l'assassinat de trois passagers et l’atterrissage sur l'aéroport de Marignane-Marseille. Grande qualité de ces hommes.

 

Vendredi 30 décembre

Notes sur la décontraction humaine dans la vie nocturne en communauté.

Retour aux sources, sur les terres de l'Aquarium, pour figer les relations by night.

(Digression rapide. Depuis ce cocon ludique, je rends une fois encore un hommage aux valeureux hommes du GIGN. Non point que leur assaut relève de l'exploit surhumain, leur action commando est le fruit d'un extrême et rigoureux entraînement ajouté à un véritable courage physique, à cette capacité de dominer la peur de se faire descendre comme à la foire. Pour anéantir le quarteron de terroristes, il convenait d'afficher une détermination sans faille. Objectif : éliminer l'ennemi, préserver la vie des otages. Fin de la digression.)

Bien vide, le lieu pour l'instant (23h30). Va-t-il enfin s'amener quelques spécimens que je puisse charcuter à souhait pour aiguiser l'étude en cours.

Le peuplement est actuellement en majorité masculin. Pas ragoûtant pour l'essentiel : un trio de blancs-becs en attente de la fumeuse fumelle, un gras aux bouclettes collées... Le sous-sol de la séduction part sur de mauvais fondements.

En mélodie, un agréable moment : la reprise par un noir américain de Your Song d'Elton John. Un délice pour les cordes vocales et la luette qui tremble sans fatigue.

Bientôt minuit. Hormis les ouvreuses, quasiment pas de femmes présentes.

Deux donzelles s'annoncent lianes noires : classicisme des tenues. Pour en bas une mini jupe noir, en haut de légères étoffes blanches pour choper les phosphorescences. De bonnes bouilles et des formes agréables. Deux cœurs ou deux culs à prendre ? Le cumul serait parfait.

Nouvel arrivage : une jeune fille courte sur pattes, avec gros popotin en sus, accompagnée de deux gars, l'air gentil, un blanc et un noir pour le contraste.

Rien de bien grisant. Les entrées s'accélèrent an rythme plus soutenu sur les baffles. Personne ne déambule sur la piste. Les groupes déjà formés à l'arrivée s'organisent autour de petites tables rondes.

Inachevé


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