1994 – Au Purgatoire
Dimanche 2 janvier
1993, la sale année est
terminée. Je ne sais ce que me réserve la naissante, mais je gage que rien de
plus terrible ne pourra m'arriver. A moins que, du purgatoire, je sombre corps
et âme dans l'enfer.
Je relisais les premières
lignes écrites en 1993 : que de bonnes résolutions, quel échec abîmique.
Dans ma cage à lapins, rue
Vercingétorix, mon Purgatoire je le redis, je dois assumer la part
essentielle de ma responsabilité. Je ne suis pas seul, mais presque. Juridiquement,
je me suis érigé à la tête de toutes ces ruines pour éviter que les personnes
que j'aime ne soient atteintes. Je ne sais si cela suffira.
J'ai 24 ans et je ressens
cet instant comme une rupture totale avec l'évolution tourmentée de ma vie.
Faiblesse, amoralisme, perdant génétique, quelle tare m'a conduit si bas, dans
cette chute retentissante.
Si tout c'était correctement
déroulé, je serais actuellement gérant d'une maison d'édition florissante, commençant
à grignoter avec un appétit insatiable les marchés européens, vice-président,
puis président d'un gie rassemblant
des sociétés prometteuses. Ma future femme, Kate, belle comme une déesse et aimante, à mes côtés pour me soutenir
dans tous les petits travers et les épreuves d'une ambition qui se réalise. La
victoire suprême serait d'avoir réussi à laisser à Heïm le loisir de se consacrer au
monde des idées, de l'écriture, et de tous les arts. Prendre la suite, voilà
quel était l'objectif.
La réalité ? Dans un hlm en
guise de Purgatoire, je me prépare à assumer
les faillites en séries de la majeure partie des sociétés du Groupe, mon agenda
se remplit de rendez-vous avec la justice, peut-être bientôt avec la police, et
puis les barreaux pourquoi pas ! Entrepreneur
de démolitions se qualifiait Léon Bloy. Moi j'en suis un, un vrai, un magistral !
J'étais vu comme un enfant,
puis un jeune homme modèle pour beaucoup. Me voilà devenir un homme raté.
Quelle leçon ! Voilà où se reconnaît l'intellectualisme suprême :
dans l'incapacité absolue à s'appliquer les sermons proférés puissamment.
M'en sortirais-je ? En
tout cas j'essaierais de canaliser mon énergie à cela.
Je ne me sens pas vraiment
désespéré. Mon état est ambiguë, entre l'indifférence responsabilisée, le
dégoût d'un amorphe et l’abattement d'un condamné à mort. Je me chatouille de
temps en temps pour laisser transparaître un sourire.
Lundi 3 janvier
Avec sa féminine voix de
fée, Ornella me touche toujours autant. Cette
jeune fille, que je ne connais qu'à travers ses sonorités vocales, remue en moi
les plus braisés sentiments. Elle se présente comme une déesse : 1m77, 56
kg, blonde comme l'astre brûlant, les yeux gris-bleus, visage sirènéen, une taille de guêpe.
Ouf ! ouf ! Mirage peut-être.
Vendredi 7 janvier
Beauté du monde et joie de
vivre n'éclairent pas mes cieux. Je ne me juge même plus digne de pamphléter, si ça ne concerne pas ma
propre déliquescence. Comment pourrais-je encore soutenir une critique alors
que j'ai tout échoué. Sens de l'humour, un chouïa, sens des affaires, pour le
gouffre, sens de la vie, je ne l'ai plus, si je l'ai jamais eu. Les pages de
lamentations suffisent.
Positiver scandent les âmes
constructives. La volonté de se battre suppose, aux entournures, quelques
fibres frissonnantes. Piètre passion pour ce monde que je ne saisis pas. J'y
suis comme un poisson sur la berge. Mon agitation ne fait qu'accélérer ma
perte.
Relever la tête, serrer les
poings et, couilles en avant, affronter ces épreuves formatrices. Voilà le seul
plan qui vaille. Sans chichi, ni circonvolutions.
J'essaierais d'éviter le
pathos pleurnichard pour la prochaine séance de scribouillage.
Depuis mon Purgatoire, je rejoins les étoiles
pour quelques heures.
Samedi 8 janvier
Focalisé comme un cyclope
égocentrique sur la décadence de mon feu micro-empire, j'ai délaissé les drames
nationaux et internationaux du moment.
C'est dans l'enceinte de la cathédralesque Sainte-Geneviève, bibliothèque de son état, stationnant verticalement dans l'attente
d'un fauteuil de bois, que j'm'en vas fouiner les tourments qui crispent de
tous bords cette année naissante.
Comment va la France balladurienne ? Mouillée dans ses ornières, fleuves et
rivières qui découchent, la nature qui fait des pâtés de boue sur quelques
bâtisses au bas d'une montagne : rien ne va plus dans notre hexagone
trempé.
La générosité facile n'ayant
pas la capacité d'ubiquité, nous ne pouvons même pas en fournir quelques maousses
bombonnes à l'Australie qui voit sa belle Sidney menacée par les flammes,
grillades à 40 degrés d'ambiance plein air.
La puissante Yougoslavie de Tito agonise aujourd'hui en pleine
liberté barbare. Guérilla fratricide où l'on s'étripe par religion et pour
quelques mètres de terrain à conquérir. Fabuleux spectacle d'outre-tombe.
Le « Grand
Machin », Castrat suprême de
l'action efficace et de la sévérité appliquée, délave de jour en jour le bleu
de ses forces. A tel point que les grands képis hurlent à l'humiliation :
comprenons que le léchage de panards dans cette contrée désertée par l'hygiène
ne doit pas être des plus ragoûtantes activités.
Aparté dans la grande salle
de la Sainte. Maître des maîtres de la plume incandescente, Léon Bloy nous offre quelques impétueux
morceaux dans son journal pamphlétaire Le
Pal.
Sur la République de
1870 : « La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les
lâches est à faire vomir l'univers. Jézabel de lupanar, fardée d'immondices,
monstrueusement engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s'est
assouvie dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu'on
aurait peinte sur la muraille d'un hypogée. »
Lundi 10 janvier
0h40. Couché dans mon Purgatoire, attendant que mes
lentilles souples soient nettoyées par les gloutons déprotéinisateurs, je
noircis un brin.
Je viens d'achever la frappe
de la liste des créanciers de la sebm que je
dois remettre aujourd'hui au juge-commissaire, dans le cadre du redressement
judiciaire de cette société. La mécanique de la liquidation va bientôt débuter.
Drames en série qu'il va falloir assumer et gérer le mieux possible. Avec les
dettes sociales et bancaires, les créances dues se montent à plus de quatre
millions de francs. Ça n'est pas du désastre de seconde zone cette
affaire !
Aurore au téléphone. En pleine
révision. Charmante, mais je ne sais où me mène cette relation.
Kouchner au petit écran, pour la énième
fois l'invité de Sinclair. Humanitariste à paillettes, il rappelle ses rengaines sans
constater le moindre changement. Sa phraséologie à souvent tendance à
m’irriter.
Jeudi 20 janvier
Pas de bon poil ce soir.
Courbé sur un Compaq préhistorique à sortir des contrats de
coproduction sur une pas plus fraîche imprimante à picots, la bête se plante.
« Error disc 1701 », à peu de choses près, me répète-t-elle sur son
écran. J'enrage. Ma soirée de travail bousillée, et demain l'angoisse d'une
résurrection improbable. Saleté de monde moderne.
Me voilà revenu à de plus
artisanales occupations : barbouiller mon papier à petits carreaux.
Repris contact téléphonique
avec quelques copines de faculté pour
leur souhaiter mes vœux les plus chaleureux.
Elodine, charmante demoiselle qui passe le gros de son temps à l'apec (l'anpe des
cadres) en vue d'effectuer quelques recherches. Jolie petite femme blonde, la
coupe au carré, d'une blondeur californienne ; elle s'est littéralement
métamorphosée par la rencontre amoureuse. Un peu boulotte auparavant, ses
formes se sont élancées, son caractère s'est affermi dans la douceur. D'une
très agréable compagnie.
Samya, exilée à Nancy, pétillante et délicieuse jeune fille connue en deug de droit à Paris I, nous nous sommes promis de nous voir lorsque je rapporterai
l'ouvrage original prêté à la seru par la
bibliothèque municipale d'Epinal. Fraîche et détonante, son contact revigorerait le plus apathique des
fatalistes. Touchante affection de sa part, elle m'avait envoyé une petite
carte de vœux au château d'O, ce que j'apprends au bout du fil, sortant de moins en moins de mon Purgatoire.
Victoria, grande, fine et jolie blonde, mais pas seulement : brillante
surtout. Connue lors d'un achat de livres de droit que je lui ai fait à mes
débuts universitaires, nous avons sympathisé et les liens ont tenu. Elle vient
de sortir major de sa promotion au concours du cfpa. La voilà avocate. Elle viendra à Paris en mars pour assister à une
petite cérémonie présidée par le Premier Président de la Cour de Cassation et à laquelle sont conviés tous
les majors de ce concours en France. Nous nous verrons à ce moment.
Anouck, petite poupée brune, à l'air fragile et à la peau nacrée. Discrète,
peut-être timide, elle participe actuellement au salon sur la mode ce qui ne
lui laisse pas de temps. Nous nous reverrons bientôt.
Sonia, grande brune à la Carole Bouquet, qui m'appela la première. Toujours enchanté de l'avoir et de la voir.
Lalia, vieille connaissance de première année de droit, longue chevelure
brune, yeux de magnifiques couleurs, mais insaisissable. D'origine marocaine je
crois, elle semble toujours avoir mille soucis à régler. Très gentille et
douce.
Aline, pour la fin. Ma plus ancienne copine. Depuis la classe de première au
lycée de Cergy Saint-Christophe, nous nous suivons. Elle est déjà apparue dans ce journal lorsque j'ai
décrit les caractéristiques supposées de son comportement. Très jolie et
également brillante étudiante, elle semble s'être fixée en amour. Nous nous
rencontrerons bientôt.
Mazette quel
catalogue ! Et pourtant je n'en ai violé aucune. Ce besoin de contacts,
c'est évidemment pour compenser l'immense vide affectif et sexuel qui m'habite
si j'ose dire... Aurore n'a été qu'un leurre et Ornella qu’une escroquerie sentimentale.
Je ne dois pourtant pas
m'étourdir de projets : la plupart de ces jeunes filles sont déjà bien
installées avec quelqu'un.
Me voilà donc revenu à ma
solitude de départ, avec un sentiment de perdition progressive en supplément.
Samedi 22 janvier
Que file le temps, sans que
s'apaisent mes tourments. Emporté vers Laon par un train corail, je vais passer mon
dimanche à Au pour retaper la propriété familiale. C'est
bien le dernier lien que je tente de conserver avec ma famille de cœur.
Quand redeviendrais-je
acteur de ma vie ? J'ai la chance de n'être gêné par aucune maladie, et je
me sens plus apathique qu'un comateux. Coup de déprime ? Même plus.
Conscient de la puissance chromosomique sur mon destin en forme de désastre.
Sortons du bulbe.
Los Angeles a tremblé sur ses bases.
Quelques secondes d'expression pour les plaques terrestres valent à la
Californie un deuil pour 55 de ses âmes, 8 000 blessés
à soigner et 150 milliards de francs à dénicher pour réparer le sinistre. On
dit merci à la faille de San Andreas... en attendant l'heure prochaine du Big tremblement, celui qui engloutira l'Etat.
De l'autre côté, Washington et les alentours se glacent à la
façon d'un pôle. Des descentes, entre moins trente et moins quarante,
impitoyables pour plus de 150 personnes défuntes. Là-bas, le temps n'est plus
un simple sujet de conversation chez le commerçant.
Dimanche 23 janvier
Encore sur les rails pour
cette séance d'expression écrite. De retour vers Paris, après ce passage furtif mais ô combien régénérateur au château d'Au.
Samedi soir, Karl m'entraîne, facilement je le confesse,
vers La Loco de Saint-Quentin, lieu de danses techno-funko-rock et de beuveries en règle. Heures défoulatoires
sans prétention à oublier au plus vite. A noter le gag obsessionnel de Karl :
obtenir du disc-jockey la diffusion d'un morceau de java, accordéonisé par le raffiné André Verchuren, afin d'inviter à danser une mignonnette petite blonde sans doute
conquise par l'exploit impensable. Le gag restera au stade embryonnaire.
Aujourd'hui, transport avec Hermione du foutoir gangrenant la future
chambre de Sally vers des destinations plus appropriées. Temps
poisseux et humide, à vos souhaits !
Heïm me fait visiter les pièces dont
la rénovation est achevée : le petit salon, magnifié par les peintures murales,
portales plus précisément, de Mary, par les nombreux tableaux qui la tapissent, par la douce atmosphère
de sérénité qui y règne. Bureau, chambre et salle de bain à aménager, chaudes
pièces.
Vendredi 4 février
Péronne dans la Somme. Je sors du Conseil de Prud'hommes où je figurais comme représentant
légal de la seru contre
Valérie F. et d'Odilivre contre Catherine L. Affaires de non paiement de
salaires auxquelles j'ai opposé l'entreprise de démolitions menée par les
intéressées et Martine Dugant contre les sociétés sabordées.
Convoqué à 14h30, mes deux affaires n'ont été exposées qu'à partir de 16
heures. Même en province les salles d'audience bouchonnent.
Avant nous, de talentueux ou
saoulants avocats donnent vie à de banaux conflits employeur-salarié. Dans le
lot des présents un employé cul terreux, truculent par excellence, nous offre
un spectacle digne des plus bouffonnes farces de mauvais boulevards. Grommelant
dans son double lors de la plaidoirie de son représentant, il se lève de temps
à autre et braille des « Maître ! » au Président roupillant et
lance à la toute jeune avocate de la partie défenderesse : « Vos
preuves, vous pouvez vous asseoir dessus ! ».
Mon état,
stationnaire ? Plus vraiment. Je ne passe plus seulement mes journées à
gérer l'anéantissement progressif. Une nouvelle perspective constructrice s'ouvre
à moi. Je repars à la Bibliothèque nationale, l'âme ethnologue, pour exhumer des œuvres d'érudits traitant des
localités sous la Révolution. Du projet embryonnaire, je dois tout entreprendre : enquête et
prise de contact avec mairie, libraires, associations culturelles, presse et
sponsorisation. Variété d'actions passionnantes. J'espère que, depuis mon Purgatoire, je saurais empoigner la
perche que Heïm m'a tendue.
Dimanche 5 février
Au s'éloigne, mon Purgatoire se rapproche, et tout ça grâce à la sncf.
Samedi, avec Monique, Alice, Hermione et Karl, poursuite du déménagement d'un château l'autre. Débarrassage de la Maison de Garde, notamment la pièce poussiéreuse
et encombrée de vieux meubles, archives, crottes de rats et insectes morts ou
fuyants. Les biscottos chauffent toute la journée. L'esprit de dérision des
situations, vif au début, se calme nettement à l'approche grandissante de la
fatigue.
Le soir, virée avec Karl à La Loco de Saint-Quentin. Toujours aussi curieux d'observer les relations entretenues par de
jeunes gens comme nous dans le cadre ludique et superficiel, qui compense
souvent une misère sexuelle, des boîtes de nuit.
Le cromagnonnage, concentré des pulsions et des comportements
primaires de l'homo sapiens sapiens,
trouve ici un terrain de prédilection.
Ne se fier à aucune des
relations apparentes qui s'ébauchent, n'accorder aucun crédit à toute marque
d'intérêt que l'on semble nous porter sous peine de se voir, l'instant d'après,
ratatiné à la plus inconsistante figure égarée dans le malodorant grouillement
nocturne.
Avant tout, pour la Pute à Trou, donner sa viande à
renifler dans une parure excitante. Certes, il subsiste de saines demoiselles,
mais le milieu s'incruste au détour d'un déhanchement et, finalement, elles
s’accommodent des dérives microcosmiques.
Pour la Bite Molle la partie est plus délicate, d'autant plus quand elle
n'est pas accompagnée de sa Pute à domicile,
mais seulement d'autres Bites Molles. Le charme seul ne paie pas
pour le mâle. Il lui faut un sens de l'initiative et du contact de bon aloi
pour espérer dépasser le cercle bêtifiant de ses rivaux.
La Pute à Trou, au petit genre bien placé,
à l'atout mis en valeur, règne sans peine dans ce sombre royaume de l'illusoire
et de l'illusion. Très vite une nuée de Bites
Molles gravite
autour de la longue paire de jambes bien enveloppée de résille ou de nylon
noir, du popotin charnu à souhait qui se trémousse pour échauffer l'instinct
reproducteur du pauvre jobard suant, de la poitrine bombée qui suit le rythme,
tétons en avant, rondeurs alléchantes.
Un vrai délice décadent que
ce sous-sol à décibels.
Jeudi 10 février
1h33 du matin. Pas sommeil,
à l'horizontal dans mon Purgatoire. C'est en ces moments de
sérénité, dans le silence nocturne, que je peux m'exercer à quelques analyses
fondamentales.
XXe siècle dans
sa dernière décennie, quelques milliers d'années pour l'histoire humaine et
rien ne semble évoluer dans l'instinct comportemental de mes contemporains.
Samedi 12 février
2h43 du matin. Plutôt brèves
mes analyses fondamentales, hé ! hé ! Le polochon aura eu raison sans
mal de mes pompeuses réflexions en germe.
Cette nuit s'annonce plus
inspiratrice pour dessiner quelques lettres romaines sur ces petits carreaux de
papier.
Marchant fréquemment dans la
capitale, je suis enthousiasmé par
la quantité de jolies demoiselles, émouvantes par leurs jolis traits, qui
existent dans ce monde. Et dire qu'une seule d'entre elles pourrait me rendre
le plus heureux des hommes, et foudroyer ma pesante solitude. Je n'ai pas
encore la talentueuse goujaterie pour les enivrer au milieu de l'asphalte.
Le bougre n'a pas résisté
longtemps aux charmes des songes. J'en ai raté mon train de ce matin pour
Amiens.
Dernier tour de piste du
déménagement d'un château l'autre. Après 17 ans d'occupation heïmienne, la demeure
va abriter de plus conventionnelles existences. Hermione et Alice investissent la maison de Julie, Monique débarque au
château d'Au, Karl attend de se rouler dans les étendues de
l'armée nationale. Eclatement rendu nécessaire par les contingences matérielles
et géographiques. De mon Purgatoire, je ne fais pas fier.
Ce soir, reprise du Tchou-Tchou en sens inverse pour retrouver ma décadente
Lutèce. Au bout du quai doit m'attendre une jeune femme d'une trentaine
d'années connue dans un recoin de Bibliothèque nationale, à la belle époque de mes recherches historiques pour la seru. Jeune étudiant en droit à la Sorbonne, je trouvais chez elle une espèce de confrère, puisqu’elle préparait
un doctorat sur l'influence de l'Encyclopédie dans les développements révolutionnaires.
Exilée à Lyon, elle revient dans la capitale pour le week-end. Nous ne pouvions manquer nos
amicales retrouvailles. Je l'accueillerai pour la nuit dans mon Purgatoire, section chambre d'ami.
La presse reprend du service
dans les contrées bleues-kakies des
forces onusiennes. L'otan va
jouer les tireurs d'oreilles si, dans dix jours, les méchants Serbes n'ont pas promené leur
artillerie lourde à 20 km de l'ensanglantée Sarajevo. Il était temps que nous grognions.
Entre les intégrismes
religieux et les guérillas de clans, nous sommes encore, à l'aube du pâle an
2 000, englués dans les comportements les plus archaïques. Quand donc
l'intelligence humaine évoluera-t-elle un chouïa, juste pour ne plus nous
offrir la terrible tragédie quotidienne de corps écharpés, de tripes à l'air,
de massacres sans cesse recommencés ?
Sisyphe, la gueule écrasée par son putain de caillou, n'a qu'à bien se tenir.
18h20. En partance pour le
retour. Entre chien et loup la masse céleste rechigne à se transmuer en
firmament, s'étirant vers l'horizon en de rosés pastels, le tout coiffé par
quelques stratus vagabonds.
Les Guignols de l'info sur
Canal + prêtent des pouvoirs anesthésiants et
soporifiques au Premier Ministre. Force est de constater que si la politique
internationale émoustille les plus endurcis de nos analystes, les affaires
intérieures coulent au fil des réformettes, sans de vagues trop faire. Ci-gît
la France, en plein redressement national.
Ce n'est plus une cohabitation, mais une douce fusion. Si cela peut contribuer
à fournir un peu de tonus à notre hexagone et à ses satellites, encourageons
l'insolite union du chenu socialiste et du gaulliste onctueux.
Les remous ont tellement le
relief d'un encéphalogramme de cadavre, que la presse politique de gauche donne
dans le gâtisme événementiel : « Et si Fanfan se représentait une troisième fois aux élections ? ». La question
qui tue ! Arrg, non ! non ! pitié, pas le Tonton qui fait peur.
Enfin, de qui se
moque-t-on ? Et pourquoi pas établir la branche mitterrandiste pour
incarner la souveraineté française. Nous rentrerions alors dans le XXIe
siècle mené par l'apparatchik de la
Quatrième République regonflé à coups de perfusions
avant ses rares sorties ? N'ont vraiment rien à foutre, ces
journalistes !
Lundi 14 février
Balladur, notre boute-en-train de Premier Ministre, est venu ce soir nous
transmettre son pétillement naturel grâce à L'heure
de vérité sur France
2. J'ai pu vérifier sur pièce ses effets soporifiques. Après une demie
heure de sermons sages et de souhaits mesurés, sa voix me devint inintelligible
et sa suavité paternelle m'alourdit irrésistiblement les paupières. Et
pourtant, combien étaient graves et fondamentaux les sujets abordés : chômage
de la France, ultimatum de l'otan, sauvetage des retraites... Tout cela
justifie bien un déplacement en bon uniforme. Balladur dur, oui !
A noter mes retrouvailles
avec Nadette de la bn. Charmante et pétillante jeune femme qui est restée faire dodo chez
moi samedi soir, après m'avoir fait découvrir un pittoresque restaurant russe
rue Letellier dans le 15e. Les parfums
de vodka, décuplés par nos nombreux cul-sec,
m'ont chatouillé les sens comme une révélation.
Le caractère de Nadette correspond pour beaucoup à ce
que j'apprécie chez une femme : l'authenticité, la joie de vivre, la
légèreté quand il faut, le sérieux au bon moment, l'humour sans retenue, la
générosité du cœur, l'élan vers l'autre, la complicité amicale, la douceur attentive...
entre autres vertus. Nous nous reverrons très bientôt.
Mercredi 16 février
Au domaine des bonnes
affaires j'aurais pu être sacré empereur. Malgré les difficultés financières du
moment, je ne pouvais laisser passer l'occasion : le dictionnaire en cinq
volumes d'Emile Littré, édition de 1875, en bon état, pour... 800 F. Moi qui ne croyait
trouver ce joyaux que dans des ventes aux enchères, voilà qu'on me l'offrait
sur un plateau. Je le donnerai très prochainement à Heïm qui le désire depuis des
décennies.
Reçu ce jour une lettre de
Nadette M. la pétillante, à qui j'ai répondu
immédiatement. Notre relation épistolaire commence sur les chapeaux de roues.
Elle m'appelle ce soir pour prendre des nouvelles et m'informer du non
déclenchement de mon répondeur professionnel, sur lequel elle voulait
enregistrer une bêtise de son cru. Je crois que nous sommes vraiment faits pour
être des amis durables, dans la folie comme dans la réflexion.
Vu rapidement l'écrivain
Sollers dans l'émission de Gildas sur Canal +. Il semblait se réjouir de sa supériorité intellectuelle, jusqu'à
paraître imbuvable pour le commun.
************
Paris, le 16 février 1994
Ithyphallique Nadette,
Lorsque les Gros Niqueurs ont décidé d’investir le service Minitel rose
cracra qui nous résistait, nous savions à quel type de population nous avions
affaire : des êtres affaissés par le renoncement, une perdition existentielle,
la déliquescence des rapports, en un mot, des mous. La seule chose qui pointait
chez ces pauvres gars en mal de fifilles,
vous l’avez deviné... Mieux qu’un non-sens, mon expression, un peu hardie et
détonante, est l’illustration de la dysharmonie maladive de ces minitellistes première génération. Nous
avons, à notre niveau, essayé de changer cette nature.
En face de moi, le trésor de 1875 en cinq
volumes de notre Émile préféré. Beaux et vieux, ces tomes (et Jerry bien sûr !) appartenaient à
un journaliste dans la mouise, acculé à vendre mobilier et immobilier bourgeois
suite à l’effondrement du journal informatique qu’il avait créé. Je n’ai pas eu
l’indécence de négocier le prix de vente du Littré, déjà largement donné. Nous sommes tous sur une lame de rasoir et,
l’équilibre rompu, tout s’écroule. Voilà ce que m’inspirait le pauvre homme.
Atla, atla, les journées défilent et je n’ai
pas eu un instant pour me consacrer à nos starmaniaques
places.
Cela m’enchante de venir déblatérer mes
inepties dans votre lycée. J’espère que vous pourrez bientôt m’indiquer les
thèmes à aborder.
Je tenais à vous remercier pour votre
agréable et enchanteresse compagnie, et j’apprécierais que nous multipliions
ces vagabondages parisiens, chauffés ou non par une vodka aux douze senteurs.
N’hésitez pas à m’écrire depuis votre refuge
écossais.
Toujours votre, très amicalement.
************
Paris, le 18 février 1994
Chère
poétesse culinaire,
Amie du vers parfumé,
Les Petits
Tarés Teigneux (traduisez ptt) lyonnais ont au moins
autant de mérite que ceux de Lutèce. Grâce à leur professionnalisme timbré, je peux salir, ce jour, mon
beau papier blanc pour répondre à votre pétillante missive.
Votre invitation à venir croquer quelque
boustifaille en votre compagnie ne restera pas rime morte. Je vous fais la
promesse d’apporter mon bavoir grande contenance et de laisser mes sabots
picards au placard.
Mon calembour à ras du Hannah & Barbera ne vous a pas trop effrayé,
j’espère. Pardonnez à ce grand benêt tout juste émergé du pâté de sable.
« Pas la férule m’dame ! j’recommenc’rais p’us ! »
Stop la légèreté infantile du
prout-caca-boudin ! La Question embrasant tout neurone sain est enfin
sortie de la plus mignonne des billes bleues : n’est-on que le produit de
ce qu’on a vécu ? Ouf. Tout dépend si l’on a préalablement trempé dans un
jus qui pue ou dans une fragrance rosée. Pour déconner un chouïa moins :
la puissance génétique est impressionnante et nombre d’événements que l’on a à
vivre seront vécus en fonction, certes, de facteurs extérieurs, mais aussi et
surtout au regard de notre propre instinct génétique.
Phase illustratrice : si l’on reçoit un
gros caillou sur la tronche, tombé par hasard ou par nécessité, peu importe la
génétique. Si, en revanche, on voit le pauvre bougre écrabouillé par la
caillasse, notre réaction, donc futur vécu, dépendra pour l’essentiel de notre
acide désoxyribonucléique.
Voilà à quoi sert notre relation épistolaire
en germe, et qui ne tache pas : à découvrir toutes nos facettes, dans la
sincérité et l’humour.
A bientôt dans ma bal.
Votre attentif « luron ».
************
Dimanche 20 février
Les relations épistolaires
avec Nadette M. vont bon train. Reçu dès
vendredi une nouvelle lettre d'une page et demie de la nouvellement chercheuse
au cnrs. Comme galvanisé par la
vigueur revigorante de ses propos, je me suis mis tout de go devant ma blanche
feuille et, plume en avant, j'ai parcouru à la vitesse de l'encre qui sèche les
horizontalités offertes à mon inspiration vagabonde.
Coup de grisou au siège de
Canal + : départ bruyant du pdg fondateur André Rousselet, quelques mois avant de pouvoir
souffler les dix bougies d'une des plus prodigieuses réussites audiovisuelles.
Véritable tragédie comico-politico-économico-médiatique, ok ! ok !,
le septuagénaire ami de Fanfan n'a pas gobé l'entrée en force de nouveaux actionnaires dans le
capital de la chaîne, vieilles souches ennemies, tel France Telecom. Les guignolades ont pour une fois comme scène l'antre sacré et
nourricier des turbulents dénonciateurs des tares et méfaits qui prolifèrent.
Santé et bienvenu au club !
Départ en trombe du château
d'Au. pour rejoindre la gare de Laon. Le J5 à fond la caisse sur les sinuosités de l'asphalte glacé.
Alentour, les étendues enneigées embellissent les domaines agricoles.
Cet après-midi, je retrouve,
en furetant dans mes cartons au grenier, quelques textes écrits à l'époque de
la guerre du Golfe. Ces chroniques avaient été
pondues après la publication du recueil Heïm
et les gros niqueurs.
Je les note ici, pour
qu'elles soient en sécurité :
La Solution
vénale, le 02 novembre 1990
Le chambard cultivé depuis
tout juste trois mois autour des méfaits du grand méchant nouvelle cuvée mérite
quelques petites mises au poing.
Saddam Hussein a certes tous les culots.
Puissant et moustachu comme un Staline, rapide et déterminé comme un Hitler, S.H. s'offre en archétype du démon de synthèse.
Si des pilotes israéliens l'explosaient
comme une centrale, nucléaire de partout, je n'irais pas chialer sur sa
bouillie.
Le monstre baasiste a
pourtant une tripotée d'excuses.
Une guerre contre des Iraniens
fanas épuiserait Nabuchodonosor lui-même, même nourri à la
poudre occidentale.
« N'avait qu'à pas
commencer ! » me lance un contradicteur perçant de souche.
« N'empêche que l'Iran planchait sérieusement sur le destroy le plus insidieux à commettre
dans la région » je contrecarre avec un naturel à vous couper le détroit
d'Ormuz.
Le recul panoramique rend
grotesque la guerre Iran-Irak : pénétrations successives de chacun, ballet belliqueux des
offensives-surprises, des offensives-éclairs et des contre-offensives
revanchardes ; baptêmes poétiques des opérations guerrières, depuis les Six Aurores lancées par les troufions de
l'Imam Khomeiny, jusqu'aux Guerres des marais
ou... des pétroliers, eh oui
déjà ! ; les malheureuses tentatives de réconciliation d'Olof Palme, petit onusien encombré de
bons offices.
L'hygiène des bains de sang
s'impose par cycle.
Cette guerre par procuration
a largement servi les deux Grands cantonnés dans le fla-fla diplomatique. Plus
besoin n'est de déblatérer sur les ventes d'armes qui s'opérèrent avec la
bienveillance des dirigeants soucieux de concilier principes internationaux
pour la bonne figure et gains substantiels pour plus bas, du côté des bourses.
Sujet éculé... d'enculés si j'osais ! La France le connaît bien.
L'Irak a payé de son peuple. Le million
d'hommes au pied de Saddam ne semble d'ailleurs doué que
pour se faire faucher sur les champs de bataille : il suffit de voir
l'absence de révolte populaire à l'annonce de la réconciliation avec l'Iran. On est pourtant là en pleine histoire de brindezingue en phase
delirium ! L'oppression par la milice irakienne ? La collaboration
des oppressés n'arrange rien.
L'Irak s'est battu et les autres pays
arabes ont négligé de lui renvoyer le baril. Pays ruiné, l'instinct de son maître
ne se trompe pas d'objectif : le Koweït est une tirelire, pas seulement
lourde de gros-plein-de-soupe, et assure un débouché direct dans le Golfe.
Le fric est bien la raison
d'être du Koweït. Ne parlons pas d'Etat, et
encore moins de nation. Qu'on nous prenne pour de pauvres gabiers de poulaines
paumés sur un Clémenceau ne m'étonnerait pas : la
belle leçon d'hypocrisie que de prétendre appliquer le droit international à
cette protubérance artificielle.
Œuvre du colonisateur
anglais, le Koweït est déclaré indépendant en juin 1961 :
l'Irak le revendique tout de go comme
« faisant partie intégrante » du territoire national. Le contentieux
est donc aussi vieux que le croupion juteux lui-même.
Dès l'annonce de l'invasion,
les Etats-Unis, telle la pute invoquant la
vertu ou Mitterrand la morale, accaparent le droit international
pour se tailler l'étoffe d'un justicier du globe. Fi de leurs antécédents et de
leur je-m'en-foutisme pour l'application des règles consacrées par l'onu. Bush gronde, sûr de son fait, les
autres suivent.
Si certaines motivations du
branle-bas de combat nous échappent, les intérêts apparents puent assez pour suspecter
la réaction internationale de n'être nullement fondée sur de gueulantes valeurs
ressassées à grands renforts de médias.
La menace pour les autres
pays arabes ? Sur le papier l'addition des potentialités militaires des
seules Arabie Saoudite, Egypte, Emirats et Syrie dépassent pour les armes et
frôlent pour les hommes celles de l'Irak. Sans motivation ni détermination évidemment...
La place artificielle de
certains dirigeants arabes, à la semelle des acheteurs de pétrole, pousse les
populations vers celui qui a osé défier les colonisateurs économiques. Danger
il y a, oui, mais pour les affairistes.
C'est l'affaire des gros
sous, du pouvoir et des boules de gomme.
La crampe pointe à
l'horizon. J'arrête là mon compte-gerbé
de ces guignolades.
Ci-gît pour
rire
Si les vapeurs hivernales
transissent le pays, mon fignard exhale lui un 37°2 du tonnerre. Beineix peut aller crever dans son
caniveau.
Pas de fulminations
enfiévrées pour ce soir. Le temps d'une lune, je délaisse les tréfonds
parisiens et leurs pue-la-mort.
Dans le coton jusqu'aux
roseaux, j'affiche une mine des plus grises en remontant à la surface. La
respiration telle une traînarde de grand chemin, la toux bruyante qui achève
une gorge en lambeaux, le pas claquant sur un rythme de fuite, j'infiltre la
brume sans peine, les pores tout juste agacés.
Rien ne tente mes pensées.
L'actualité, bric et broc des chiasses mondiales, n'active plus chez moi d'urticaire
à fleur de nerf, de cette rage à piler ceux qui encrassent la vie. Je dois
couver le blasement de mes dégoûts, ou un chtuc de la comac déprime.
Guerres et paix se trament
dans des sphères étrangères ; Thatcher laisse tomber sa cotte sans pour
autant se destiner aux mailles à l'endroit et à l'envers ; Bez baisé ! refrain du jour sur
le zinc du bistrot de gros rouge.
Tout ça ne m'inspire qu'un
gros reniflement.
L'emprise morose me
tenaille. Actions à mener, pensées à diffuser : cela ne vaut jamais que
pour la conscience que l'on veut avoir de soi-même.
Sonder son nombril soulage
l'égo. Freud ne l'aurait pas mieux dit.
Les Étrennes
de Fanfan
(Ecrit entre Noël 90 et le jour de l'an 91)
Je profite de cet entre-deux
fêtes pour changer de ton. Les victuailles risquent de mal passer pour l'an
nouveau, mais je ne peux rester de marbre, au chaud sous les cotillons.
Fanfan mité nous concocte des
étrennes sur l'air des chairs écharpées. Une paye qu'on l'attendait, notre nouveau
va-t-en-guerre socialiste.
Si tous les potes de
Carpentras et d'ailleurs pouvaient se
foutre la main dans la gueule.
Toutes ces années
d'humanisme gluant, de tolérance matraquée, d'appels liturgiques au dialogue
n'auront servi qu'à une chose : après une décennie de pouvoir pépère, le
vieux Fanfan, au passé pas toujours transparent, peut décider en conscience du
destin de notre pays et de la vie de millions de jeunes. Que l'accomplissement
démocratique se fasse...
Ce qui se trame dans le
Golfe ne nous concerne en rien.
Pour Fanfan la rose, l'entrée en guerre
de la France sera motivée et limitée par le Droit
international. Qui peut croire que le belliqueux Bush ait de si bonnes intentions ?
Le Président américain nous démontrera que ces prétendus principes mondiaux se
résument à la loi du plus fort.
S’il s'agit de faire
respecter un certain nombre de règles érigées comme fondamentales, notre
Président peut envoyer immédiatement ses 58 millions de concitoyens combattre
pour la bonne cause, à commencer contre la totalité des pays du Proche-Orient, Israël et les Etats-Unis eux-mêmes. Je me demande même
s'il ne devrait pas envoyer un petit commando nettoyer ses propres rangs.
Imaginons que des centaines
de milliers d'hommes finissent charognes dans les sables arabes. Nos dirigeants
auront l'air fin d'aller justifier la boucherie par quelques fumeux principes
face au plus élémentaire d'entre eux : le droit à la vie. La seule dignité
qui restera à François Mitterrand sera alors de se loger une balle
au fond de la gorge. Souhaitons que cela n'arrive jamais.
Combattre se fait pour de
saines causes, comme défendre son pays face à l'envahisseur, mais certainement
pas pour aller libérer un territoire étatisé pour de seuls intérêts
stratégiques et financiers.
A ce prix, aucune légalité
ne peut obliger des jeunes gens à goûter aux atrocités du casse-pipe.
Que les soldats de métier et
les volontaires aillent bouffer du méchant arabe : devoir pour les uns,
droit pour les autres.
Mais réquisitionner des vies
humaines, par un effroyable retour au temps de la chair à canon, serait là un
abus de pouvoir impardonnable.
Monsieur le Président, ne
suivez pas l'exemple des Etats-Unis et de son croupion anglais.
La Loi de la
Guerre
Pour un peu, j'allais
manquer à mon sacerdoce de gros niqueur. La guerre du Golfe fête déjà ses 26 jours d'existence,
sous forme de pétarade aérienne, et je n'ai pas trouver un brin de temps pour
broncher.
La faute à ma gloutonnerie
d'informations : j'ai laissé se
sédimenter la maigre pitance quotidienne sans pouvoir l'épurer de ses
commentaires en forme d'aérophagie frileuse.
La guerre du Golfe est le révélateur d'une bien
pitoyable humanité.
Dramatique, le Gong onusien,
fixé par une grotesque escroquerie morale que de Cuellar ne tardera pas à pressentir, a
paré la future barbarie conventionnelle
des Alliés de la légalité internationale.
Mes premières pensées,
malgré un anti-humanisme croissant (ou une misanthropie galopante comme on
veut), vont aux innocentes victimes des cieux explosifs, notamment aux civils
irakiens, israéliens et saoudiens.
Encore une fois, c'est la
masse de soldats tués qui risque d'émouvoir les peuples de nos molles
démocraties, et d'attiser la passion haineuse et déterminée au massacre chez
les accrocs de l'Islam, les extrémistes bien entendu.
Tant qu'ils se cantonnent à
la voie des airs, les alliés peuvent faire croire à une opération de gentlemen,
une guerre en gants blancs pour ainsi dire.
Sitôt le sang abondamment
répandu dans nos rangs, et la loi de la guerre imposera ses terribles usages.
Le malheur est pour
l'instant focalisé sur les quelques grandes villes irakiennes bombardées et sur
la famille des scudés et des militaires
tués. (L'exemple des sept marines victimes de leur propre missile est d'un comique
sordide.)
L'horreur, telle qu'elle
sera retransmise par les médias, si tant est qu'ils en aient les moyens, reste
encore à venir.
Les motifs de ce conflit
n'ont rien de reluisants et ne méritent certainement pas le sacrifice d'êtres
humains. Pensez à la petite France pour laquelle Mitterrand prétend au rang de grande
puissance ! 1 % des raids aériens, 15 000 hommes sur
700 000 : nos soldats vont se faire massacrer pour de la symbolique.
On aurait pu se limiter à l'envoi de notre vieux Fanfan dans les sables arabes. Superbe qu'il aurait été avec son petit
baluchon plein des poussières du Soldat inconnu.
Le bâillonnement des médias,
s'il semble nécessaire aux dirigeants politiques et militaires, n'en n'est pas
moins inquiétant pour le contenu de ce qui fera l'histoire dans 50 ans. Les
principes avancés ici ou là se réduiront à la seule charité chrétienne des usa lors des négociations
d'après-guerre.
Si de simples opérations
aériennes s'offrent avec une telle opacité, notamment quant à leurs résultats,
imaginons la confusion hystérique qui régnera lors des combats terrestres. La bataille
de Khafji en est la piteuse illustration.
Ainsi naît, par
compensation, le terreau pour les rumeurs de toutes sortes qui hantent les
rédactions et qui, si l'on n'y prend pas garde, passeront bientôt pour des vérités
historiques.
Bush, son Ours blanchâtre et son
chef d'état-major interarmes s’attellent à faire lâcher prise à la forte bête.
Si l'envie prend l'Emir
Jaber al-Ahmad al-Sabah d'aller régner dans les hautes
sphères de son territoire, nous pouvons l'y aider par un grand coup de latte
dans le grassouillet : les airs du Koweït sont libres.
Pour le reste, puisqu'on se
refuse au nettoyage atomique, il faudra engager une guerre bilatérale, la
charnelle qui tue à portée de mains. Bush atteindra alors le pouvoir
délétère, géniteur, par Irakiens interposés, de boys étripés. Vaste programme économique !
Et Saddam Hussein là-dedans ?
Sanguinaire comme tout tyran
qui se respecte, cela fait plus d'une décennie qu'il exerce ses talents. Implanter
le baassisme dans un pays où la majorité la population est chiite (comme celle
d'Iran) cela ne peut se faire dans la guimauve.
Saddam doit se faire
respecter et imposer ses vues : la détermination dans l'horreur est la
seule voie qu'il connaisse.
N'empêche, la réussite est
complète et ferait baver plus d'un dirigeant au pet démoucratique : le 13 novembre 1982, quatre millions d'Irakiens envahissent les rues pour soutenir son régime.
Le soutien, hier, des alliés dans sa lutte contre l'Iran, comme un catalyseur des ardeurs islamiques, ne peut aujourd’hui que
le renforcer dans ses pratiques.
L'intelligence se conciliant
facilement avec une tyrannie plébiscitée, Saddam Hussein comprend ce qui fait la force
des Perses : la galvanisation au combat
par le nationalisme et la religion. De là, sa stratégie actuelle : se
limiter aux à-coups militaires en attendant le corps à corps. De plus, pourquoi
se risquer à de grandes offensives terrestres, vouées à l'anéantissement par
l'aviation des alliés, lorsqu'un simple Scud lancé sur Israël suffit à le sacraliser aux yeux
des arabes et à lui offrir une couverture médiatique mondiale ?
Ne doutons pas que
l'histoire manichéenne made in Occident
lui fera une place d'honneur parmi ses démons. Le monde arabe, lui, portera
longtemps Saddam dans son cœur, et il restera une figure
essentielle alors que plus un américain moyen ne saura mettre une fonction sur
le patronyme Bush.
Je divague, je divague...
Dresde in the
Gulf
A moins d'une résurrection
des Irakiens martyrs, l'opération Gambettes
du désert n'aura eu
qu'une naissance crépusculaire. Le silence, chargé comme une langue de bois,
surplombe désormais le champ de bataille.
Le plus désolant dans cet
épilogue sanglant : les Bush, Major et Mitterrand, trio drapé dans une torchonneuse
légalité, vont s'essayer à l'arrivisme infatué des vainqueurs.
Saint Mitterrand ne manque pas de nous prodiguer
une fois de plus la bonne parole. Les sables foulés lui dérouillent les
maxillaires. Frisant l'agressivité virile avec son quarteron de journalistes black-outés, il refoule sans ambages les
questions tout juste taquines.
La belle affaire que ses
litanies en forme de radotage essoufflé. Dans l'histoire comme un larron
décati, il tente de nous vaseliner l'ordre du jour de son maître Bush : la peau de Saddam.
Le dopage médiatique n'a pas
empêché la liquéfaction des troupes irakiennes. Face à l'acharnement des coalisés,
le grand Saddam n'aura mené qu'une lutte balbutiée. Le plus féroce tueur
d'Arabes ? Bush sans aucun doute : près de 100 000
morts et blessés selon les premières estimations. Destruction et
humiliation : les gardiens du droit ont une haute idée de la justice.
Attendons les négociations
d'après-guerre pour avoir les idées plus nettes. Les principes de papier mâché
laisseront place aux intérêts vite déçus. On aura détruit un pays et meurtrit
un peuple sans prendre garde à l'équilibre de la région. Le pétrole en
promotion, le fantoche Koweït plus fortifié que jamais, les
extrémistes retrouvant les voies terroristes après un instant d'abattement...
et Allah seul sait quelles surprises
encore.
Le carnage évité dans nos
rangs ne change nullement la mixture glauque de nos dirigeants. La victoire, évidemment
attendue, ne doit pas occulter la sale démarche du clan anti-Saddam. Si certaines prévisions pessimistes ne se sont pas réalisées,
l'humanité vient tout de même de prendre un mauvais coup derrière l'oreille.
************
Paris, le 21 février 1994
Chère Samya,
Les semaines défilent et mon précieux ouvrage
sur les Vosges, que je dois convoyer
jusqu'à Epinal, est toujours retenu en Tchécoslovaquie. Par la même, ma visite dans les profondeurs nancéiennes n’a pu avoir
lieu. Une petite lueur de libération de l’ouvrage original pointe toutefois à
l’horizon.
J’espère que le dur labeur estudiantin
t’apporte toutes les satisfactions méritées par la sueur versée.
Je suis, moi, à nouveau fureteur à la
Bibliothèque nationale pour des projets de réédition
d’œuvres traitant de l’Histoire des
Villes et villages sous la Révolution française, nouvelle collection dont
je dois m’occuper.
J’ai hâte de vous revoir, toi et ton
compagnon. Dès que je suis en possession du vieux bouquin, je t’appelle pour
convenir d’un rendez-vous.
Bon courage et à très bientôt.
Très amicalement.
************
Jeudi 24 février
Vu hier soir Bernard Tapie, premier invité des Coulisses du
destin, la nouvelle émission du
journaliste Guillaume Durand. Quel personnage, mazette ! Sa dextérité à communiquer à travers
les médias est presque fascinante. Comme ces gros mammifères marins prodigieusement
agiles dans leur milieu naturel, la belle bête Tapie développe son aura et
navigue sur la crête médiatique laissant les pâlots du petit écran comme de gourdiflots jobards.
Par contraste, Durand, le rebelle de la mèche, n’offre qu’une bouille d'albâtre suant, d’un
esthétisme douteux, et gère tout juste sa propre angoisse ; Philippe
Tesson du Quotidien
de Paris, venu s'essayer à la contradiction avec le Bernard,
semble avoir été déterré pour l'occasion et doit faire très peur aux petits
enfants. Le couffin issu d’une union entre le journaliste et notre vieux Fanfan, bien que je soupçonne l’absence totale d’attirance entre les deux
vestiges, aurait toutes les chances de remporter le grand prix d'Avoriaz. Voilà, c'était pour rire un peu.
Samedi 26 février
En partance pour Au, chargé d'un fatras de formulaires fiscaux pour les déclarations de la
sci et de ses huit associés.
Actuellement, jeux
olympiques d'hiver de Lillehammer. Le Ministre des sports, selon ses tendances caractérielles et son
état de santé, doit bouillir de l'adrénaline ou faire sous lui. Pauvre
vieux ! Ses athlètes du froid, de la poudreuse à la patinoire, se
ramassent avec l'obstination du suicidaire, laissant toutes les médailles
pendre à d'autres cous. Ne leur reste que du chocolat amer à grignoter. Sitôt
les jeux clos, les frictions d'oreilles vont être au programme.
Jean Sablon est mort. Le premier chanteur
français à s'aider du micro traînait une grave maladie. Ainsi s'est couché Syracuse...
Dimanche 27 février
Terrible journée. Heïm va très mal, tant physiquement
que psychologiquement. Les problèmes financiers commencent à s'étendre à la sci, qui risque de ne pas pouvoir
honorer ses engagements. Autant dire que Heïm est touché directement dans sa
chair. Entre les échéances de fin de mois d'Histodif, les apports à faire à Reprographie du Santerre, et les obligations personnelles (sci,
impôts, nourriture...) il va falloir faire des choix forcément douloureux.
Dans la Peugeot 505 nous
amenant à la gare de Laon, Alice, Hermione, Karl et moi ne soufflons mot, chacun
à son désespoir et à ses inquiétudes. Peut-être aurais-je préféré que Heïm me cassât la gueule... la
tension eut été moins insupportable.
Heïm est, à chaque instant, en danger
de mort. Les malaises cardiaques, le sucre, la tension : les manifestations
et les taux atteignent fréquemment des extrêmes qui tueraient tout individu
normalement constitué. Malgré les myriades d'épreuves, la volonté de vivre est
chez Heïm plus puissante que tout. Ce soir, pourtant, nous avons senti un
mélange de lassitude furieuse et d'une combativité prête à la plus ultime des
solutions : se faire sauter la cervelle, si le déshonneur est trop grand.
A quel degré de malheurs va nous conduire l'apparente déliquescence inéluctable
de la vie. Et si nous, enfants de sang ou rapportés, ne pouvions vivre à hauteur d'homme. Que va-t-il
advenir ? Combien de temps Heïm va-t-il supporter et résister ?
Quelles solutions à trouver et à mettre en œuvre ? Résisterons-nous aux
attaques extérieures et à notre propre médiocrité, lorsque Heïm rejoindra le
Christ de la propriété ? Larmes
aux yeux et grosse boule à la place de la luette, je ne peux extirper de mon
esprit ces interrogations.
Connard à mon niveau, englué
dans mes insondables bêtises, je reste tourmenté avec mes petits moyens.
La propriété d'Au, alors que nous venons de quitter définitivement le château d'O, inspire de plus en plus de mauvaises choses à Heïm. Sentiment d'isolement absolu, constatation d'une désobéissance accrue
de collaborateurs incompétents et inefficaces à produire autre chose que du
vent ; seule Hermione répond correctement aux attentes de Heïm.
Sombres perspectives...
Nous faisions le bilan des
17 années passées à O : richesse et pauvreté, bonheurs et malheurs, unions et séparations.
Les affaissements de terrain se font de plus en plus fréquents, les arbres sont
déracinés par les tempêtes comme jamais... l’automutilation s'accroît, comme si
nous devions rester à jamais ses derniers hôtes.
************
Mlle Nadette M.
[...]
Edimbourg Ehkidd
Ecosse
Paris, le 28 février 1994
Dear amie,
C'est sous les loupiotes
vertes de la Bibliothèque nationale que je salis ce papier.
J'ai eu votre message, sur
mon croulant répondeur, m'évoquant votre week-end avant l'envol vers nos
bien-aimés voisins écossais. Pour moi, ces deux jours ont plutôt été terribles,
encombrés de multiples soucis.
Je ne suis point dans une
turbulence jouissive, d'autant plus après ce que je viens de lire. Je vous
avais promis de chercher un ouvrage traitant de Lyon sous la période révolutionnaire,
voilà qui est fait : l'œuvre, parue en 1883, émane du Baron Raverat. Ce qu'il rapporte me conforte dans l'idée que nous, français, n'avons rien à envier aux nazis & fachos de tous poils dont on
nous bassine les oreilles. Nos horreurs, notre barbarie équivalent pour le
moins leur génocide.
Voici les faits rapportés
qui ont eu lieu, au nom des Droits de l'homme, il y a deux cents ans, ce qui ne représente même pas l’addition de
trois existences complètes.
Guillin-Dumontel, vieux gouverneur des lieux, s'était à maintes reprises battu, pour
défendre son peuple et son royaume, et en gardait des traces physiques. Les
vermines révolutionnaires s'obstinèrent à vouloir éliminer leur dirigeant, non
comme des guerriers ennemis et loyaux, mais comme des bêtes atroces de
barbarie.
Le gouverneur, réfugié dans
son château avec sa femme et ses enfants, tua les premiers avant d'être atteint
au front. Transporté par quelques officiers municipaux, la foule enragée et
baveuse ne voulu pas le laisser tranquille dans son agonie : un coup de
fourche par un cul terreux de Couzon, « un vieux paysan lui abat l'épaule du tranchant de sa faux,
chacun lui veut plonger son sabre dans la gorge ; (...) on répète qu'on
égorgera comme lui sa femme et ses enfants pour éteindre cette infâme race. [Ecrit en 1887, n'est-ce pas le propre d’un genocide ?] ; un jeune homme de Curis, plus humain que les autres, l'achève d'un coup de hache. »
Là commence l'inconcevable
horreur qui rendrait presque guimauve les camps de la mort, et enfants de cœur
leurs animateurs : « Guillin est à peine mort, que ses bourreaux se
précipitent, dépècent le cadavre ; ils s'en partagent les lambeaux, les
uns lavent dans son sang leurs mains noires de poudre ; d'autres, chose incroyable !
y trempent leurs lèvres altérées ; on arrache les oreilles, les entrailles
fumantes de la victime, on s'en décore en guise de trophées et de
cocarde ; enfin, on emporte sur une pique la tête détachée du tronc pour
la faire figurer à je ne sais quel indescriptible festin qui se prépare à Chasselay. »
Tous ces détails ont été
scrupuleusement rapportés dans la procédure qui fut instruite à Lyon après l'événement.
Taine, historien a priori sérieux,
a narré l'épisode du festin où ces innommables ont dévoré le cœur et les chairs
de l'écharpé gouverneur.
Voilà sur quoi repose notre
régime démocratique... Vive la République ! Vive la France !
Pardon pour la noirceur de
mon propos.
Au plaisir de retrouver
votre pétillance.
Votre ami.
************
Vendredi 4 mars
En partance pour Chaulnes. A 15 heures je vois Gérald M., le chauffeur-coursier, pour un entretien avant son licenciement
économique.
Balladur est sur la pente descendante.
Les gaffes se cumulent. L'affaire d'Air France, les marins pêcheurs, André Rousselet et enfin le contrat d'insertion
professionnelle alias Smic-jeunes : gauchards et syndicalistes boursouflent cette
maigre pitance pour entretenir leur influence déclinante. N'empêche que le Balla.,
au bout du compte, présente sa molle bedaine pour que les contestataires
becquettent jusqu'à satiété. Le père de famille, bon comme du bon pain, risque
d’être victime de sa sagesse attentiste.
Eu Nadette au téléphone. N'avait pas l'air
très jouasse dans son Ecosse. Doit revenir sur nos terres lundi prochain. Elle me rendra visite le
samedi qui suit. J'espère, cette fois, ne pas avoir un cas de force majeure qui
provoque l'annulation de tout.
De retour vers Paris.
Supertramp me canarde les tympans et je me
surprends à quelques mélancolies. Aucun amour, aucune passion n'a accroché mon
existence depuis la fin de mon histoire avec Kate. Rien qui n'ait duré, en tout cas. Aucune nouvelle de la demoiselle,
depuis octobre 1993. Elle serait morte que ça reviendrait au même. De son côté,
elle a probablement reçu dans sa boite aux lettres un prospectus vantant la
réédition d'un ouvrage sur Lagny. Brève manifestation de notre activité persistante.
Dernière trace que je
conserve d'elle dans mon portefeuille : un chèque de 350 francs daté
du 10 octobre 1993 à mon attention, en remboursement de je ne sais plus quelle
dépense. Quel symbole ! Quand on songe aux millions de francs lourds
perdus du fait de notre néfaste relation.
Je n'écris avec intérêt que
dans des instants d'enthousiasme ou de révolte. Lorsque la sérénité s'installe,
je n'ai plus goût à m'exprimer, faute d'utilité. J'aurais beaucoup de mal à
devenir un ouvrier de la plume, tel Flaubert ou Zola. Pour moi, cet exercice reste une manifestation des tripes. Les boyaux
de ma pomme n'ont, à cet instant, pas grand chose à se mettre sous la dent. Y aurait-il
chez moi une légère tendance à la cyclothymie ?
************
Mlle Nadette M.
Du train en
partance pour Paris, le 6 mars 1994,
Précieuse amie,
La récolte fut tardive mais
abondante : vos lettres des 24 et 28 février, l’une née des douces
chaleurs lyonnaises, l’autre éclos non loin de l’humidité écossaise, sont
toutes deux tombées vendredi dans ma boîte. Il y a des prouesses de nos
services publics qu’on ne s’explique pas. Cette angoissante incertitude de la
date d’acheminement de nos bouts de papier doit constituer pour les agents
jaunes une forme d’art suprême, bien qu’insidieux, voire même pernicieux. Ne
rechignons pas devant la subtilité langagière, crénom !
Allez-vous donc me revenir
avec une forme pétaradante, et non point la bouille tissée du tissu
écossais ? Votre voix, lors de notre dernier entretien téléphonique, me
laissait présager la plus florissante des fantaisies existentielles.
Pour mézigue pâteux (expression de chez nous) week-end
dans les terres à la recherche de mortes brindilles et branchettes arrachées à
leur attache par des tempêtes tournoyantes. Croyez la bête vigoureuse que je
suis : ça vous dérouille les entournures sans pareille. L’air frais de
cette campagne nettoie les conduits respiratoires ; les menottes
trifouillent la bonne terre grasse de nos contrées, juste pour donner bonne
mine aux ongles tristounets ; le museau frétille du bout, pour mieux
s’imprégner des sauvageonnes faune et flore du parc. Tableau agreste, je
l’accorde, mais ô combien revigorant pour l’âme déschématisée.
Hormis ces escapades, rien
de bien édifiant, et encore moins de transcendant à narrer. Semaine agitée en
perspective. Mardi et mercredi Épinal et Nancy se disputeront ma
présence ; jeudi, je voguerai entre Chaulnes et Péronne ; vendredi, si tous les cas de force majeure sont muselés, je me
consacrerais entièrement à la lyonnaise.
A très rapidement.
************
Mardi 8 mars
Dans le train menant à Nancy, je lis Quatre ans de Captivité
à Cochons-sur-Marne de Léon Bloy. Voici ce que j'en extrais :
« J'ai pensé souvent
que bien des gens qu'on aperçoit, ici et là, sont réellement des morts, des
morts exhalant une odeur de fosse, ayant des attitudes de cadavre. Combien
sont-ils de vivants au Ministère ou au Parlement ? Un des inconvénients
les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en
putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus. Le
Président de la République est probablement une charogne. »
Quel sombre délice de lire, dans
ce style cataclysmique des idées toujours au faîte de l'actualité.
Autre perle de violence
littéraire dans un article du 21 avril 1903, contre les hommes de presse,
intitulé : L'Aristocratie des
Maquereaux :
« A force
d'avilissement, les journalistes sont devenus si étrangers à tout sentiment
d'honneur qu'il est absolument impossible, désormais, de leur faire comprendre
qu'on les vomit et qu'après les avoir vomis, on les réavale avec fureur pour
les déféquer : la corporation est logée à cet étage d'ignominie où la
conscience ne discerne plus ce que c'est que d'être un salaud. »
Bon dieu, quelle bonne purge !!!
************
A Mlle
Nadette M.
Le 8 mars,
Du train en
partance pour Nancy,
Ma voyageuse préférée,
Puisque nous cheminons tous
deux de patelins en bourgades, de capitales en villages, je me permets à nouveau
de vous gribouiller quelques bricoles, à un peu plus de cent à l’heure.
Comme vous pouvez
l’imaginer, je ne suis en rien dupe des méfaits et atrocités de l’ordre
révolutionnaire, et ceci depuis mon plus douillet berceau. Tout petit, je
jouais aux chouans avec mes frères et sœur de cœur, déterminé à rougir des
bleus. Moi, j’incarnais Georges Cadoudal, une des grandes figures chouannes
avec François de Charette et Jean Cottereau. J’avais nettement choisi le camp du drapeau blanc et de la croix au
cœur contre la solution finale des vermines jacobines et républicaines. Je ne
m’appelle pas de Crauze pour rien...
Ce soir, je suis accueilli à
Nancy par une ancienne camarade de la Sorbonne qui rayonne, comme vous, par son
sens aigu de la vie.
Instants délicieux pour
moi : le mélange des plaisir est sur ma tablette de train. Pour les
oreilles, la dernière livraison de Phil Collins, douces mélodies inspirantes. Pour la vue et accessoirement (!)
l’esprit, Le Mendiant Ingrat du cataclysmique Léon Bloy, dans une édition de 1948, encore vierge de toute lecture. C’est au
coupe-papier que je dois ouvrir et découvrir les pages. Presqu’aussi sensuel
que d’ouvrir une demoiselle fruitée...
Les préliminaires n’auront
pas été inutiles : la lecture de votre deuxième courrier d’Écosse m’aura
bien stimulé pour gratter à mon tour de la plume. Merci à vous.
Au plaisir de vous retrouver
à Lutèce.
Votre attentif.
************
Mercredi 9 mars
Gilles G., professeur de droit à la faculté de Nancy, est face à moi, lançant ses sages et ronflantes paroles dans l'air
surchauffé de l'amphi TR02. Mazette quelle histoire ! Me voici, pour une
matinée en compagnie de la charmante Samya, redevenu étudiant dans la roide matière. Sage, trop sage le
prof ! Rien d'attractif dans sa phraséologie. Sérieux certes, compétent,
c'est incontestable, mais pas un brin pétant le feu.
A l'époque sorbonnarde, lors
de ma première année de Deug, j'avais eu la chance d'avoir en droit constitutionnel
le flamboyant Jean Gicquel. Malgré ses penchants
gauchards, j'étais séduit par son verbe, sa capacité à transformer en fresques
des concepts pour le moins soporifiques, son rythme soutenu mais toujours
coloré d'humour, de cynisme et de boutades. Par le seul intérêt qui nous
portait à l’écouter, nous retenions beaucoup plus profondément et durablement
ce qu'il aurait fallu, sans ce talent oratoire, bachoter à coups de grosses
sueurs.
Je poursuis ma lecture du
martyr Léon Bloy et tombe sur cette nouvelle
considération :
« 8h40 du matin, train
des employés. Ces gens qui se connaissent tous, arrivent, invariablement, un
petit sac ou un petit panier de provisions à la main pour leur déjeuner au
bureau. Ils se serrent la main et, du commencement de l'année à la fin,
échangent les mêmes lieux communs dans lesquels on les ensevelira, après qu'ils
auront fait semblant de mourir. »
Terrible et dérisoire
destinée du commun des mortels, ce que Heïm rassemble sous la catégorie
« d'usines à merde s'agitant dans leur activité occupationnelle ».
Dans un article inédit au
titre prometteur, La revanche de l'Infâme, cette définition du
conducteur de voiture : « tout automobiliste ambitieux est un assassin avec préméditation ». Cela
fait belle lurette que je suis conscient de vivre dans un monde de
délinquants.
Décidément, les aphorismes
abondent chez notre truculent désespéré : « Il y eut, autrefois, la
sélection merveilleuse du Sang et de l'Âme qui s'est nommée l'aristocratie des
vertus. Il y a, aujourd'hui, la sélection de l'argent qui produit naturellement
l'aristocratie des imbéciles et des assassins (...). »
Allez, encore deux belles
formules :
« Les peintres ont le
pouvoir de faire entendre par les
yeux. »
« Les Prophètes sont
des gens qui se souviennent de l’avenir. »
Merci Léon !
Je comprends pourquoi, il y
a quelques années, Heïm m'avait demandé d'attendre d'avoir mûri avant
d'entreprendre la lecture de Bloy. Son agonie, sa misère plus profonde, les jours passants, terrifient
le lecteur, mais l’extrême difficulté à vivre est transcendée par une révolte
éperdue.
Le mendiant ingrat reçoit quelques francs d'un tout jeune enfant,
André Martineau. L'enragé lui écrit ce mot
touchant :
« Mon cher petit ami.
Tu es le bienfaiteur de Léon Bloy. C'est une chose que tu ne peux pas encore très bien comprendre. Mais
si, gardant cette lettre, tu la relis dans vingt ans, lorsque le pauvre Léon
Bloy sera sous la terre, tu pleureras de pitié en songeant à la vie terrible de
cet écrivain si malheureux. En même temps tu pleureras de joie en te souvenant
que le pouvoir te fut donné de le consoler quelques heures. »
C'est quoi sa misère ?
Lis donc : « On commence à ne plus pouvoir nourrir les enfants.
Affranchissement d'une lettre nécessaire, trente centimes, une saignée en
pleine carotide, un flot de sang ! ».
************
Paris, le 11 mars 1994,
Chère Samya, cher Fabrice,
Cette petite lettre comme
témoignage de mes plus amicaux remerciements pour l’accueil attentionné que
vous m’avez réservé. La gentillesse et la douceur qui s’exhalent de votre
couple sont un bienfait pour l’âme un peu dans le vague, une sorte de
reconstituant.
Comme je te l’expliquais,
Samya, n’accorde aucune valeur aux petites saletés que quelques envieux de
passage pourraient t’envoyer. Seules doivent compter ton authenticité envers
toi-même et tes proches, ta qualité d’être confirmée à chaque aube, l’extrême
rectitude de tes choix nourris d’un sens aigu de la vie et des plaisirs qu’elle
offre.
J’attends avec impatience
l’occasion qui me sera donné de vous revoir.
Bien à vous.
************
Dimanche 13 mars
Je suis sombre ce soir. Ma
nature profonde, celle qui surgit par mon instinct comportemental, est
détestablement minante pour toute action ambitieuse. A force de m'être trop
socialisé, j'en viens à ne plus supporter la solitude. Dans le même temps, ce
besoin affectif, et éventuellement sexuel, reste difficilement réalisable du
fait d'un penchant à la sélection-élimination excessive où, lorsque le coup de
foudre est proche, j'ai une incapacité à convertir cette chance potentielle en
rapprochement réel.
Un jour, peut-être, mon
naturel s’accommodera d'une plus saine simplicité.
Mardi 15 mars
3h03 du matin. Hier, soirée
avec Corinne R., sauvagesse en plein
désespoir. Encore une fois, je n'ai pas choisi la béatitude ronronnante. Cette
jeune demoiselle, à l'aura pathétique et aux formes sensuelles, possède cette
intelligence et cette intuition si spécifiquement féminines qui désarçonnent le
mâle aux sabots. Elle frôle les extrêmes sans jamais se nicher dans un confortable
systématisme.
Me narrant avec ses tripes à
fleur de peau le chaos de sa perdition passagère, elle m'offre son regard à
hurler, qui a la touchante humidité d'un bleu-révolte. Je suis saigné au fond,
comme si un pic chauffé à blanc traversait au ralenti mon globe oculaire
fondant, comme si une lame de rasoir tranchait net l'autre prunelle, ouverte
alors en béance terrifiante. Et les stratus de Dalí et Buñuel passent toujours devant la ronde lune...
Dis-moi, demoiselle, où
puises-tu ce concentré d'âme qui t'écorche jusqu'à l'os ? A trop trancher,
à trop dépecer, tu livres ta verdeur aux gloutons et risque de creuser trop tôt
ta bouille de bébé. J'aimerais pouvoir m'insinuer au plus profond de tes fibres
pour mieux saisir les arcanes de tes dérives.
Le don de soi sans réserve,
source de ton mal-être, mérite qu'on s'y attarde un chouïa. Voilà ce prince du
Barreau, ce seigneur de la Robe qui t'envoûte avec art et prétendue sincérité.
Plus que réceptive, la jeune fille délaisse ses pointes, les piquants qui la
protègent, pour laisser à nue ses atours, sa générosité, sa sensibilité à feu.
L'absolu reste en soi une quête, comme l'horizon un point de mire inaccessible.
Dès que l'on croit vivre un instant de perfection, on se trompe soi-même, et le
retour de crosse n'en est que plus violent.
A l'écho de cette passion
flamboyante, jauge aujourd'hui les lambeaux qui t'en restent. Nib pour
construire un semblant de vie, tout juste en guise de mauvaise défonce.
L'expérimentation par la
blessure coûte trop à l'épanouissement de sa personnalité. Hier, tel un petit
animal apeuré, entre l'oiseau à l'aile cassée et le petit fauve tremblant
d'agressivité, tu m'as montré les plus rares qualités d'une femme et les tares
dangereuses de la funambule déséquilibrée.
Je ne sais si la peinture de
ta pâte humaine t'inclinera à m'allouer ta confiance, mais sache que mon
penchant pour toi est coriacement
griffé dans mes fibres.
Ce jour, j'ai vu la Justice
dans sa crasse magistrale. Voir ma lettre au putain de président de séance. Il
n'aurait pas fallu me glisser une lame dans la poigne, car de la viscère de
juge prud’homal aurait fréquenté le parterre :
Monsieur,
Vous avez ce jour présidé l'audience de référé du Conseil de
prud'hommes de P... à 14h50, dans l'affaire opposant le gie L... à Mme Josette C..., représentée par Maître M...
Je suis M. Loïc Decrauze, né le 6 octobre 1969 à Tours, administrateur unique du gie L... depuis l'a.g.o. du 26 novembre 1993, enregistrée
au RCS de Paris. Je suis donc le seul représentant légal de L...
A 14h30 j'étais présent à votre audience, qui a commencé avec 20 mn de
retard du fait de l'arrivée tardive de Maître M... Juste avant son arrivée,
vous m'avez même proposé de déposer mes conclusions et de faire ma plaidoirie,
sans me demander aucune pièce complémentaire quant à ma qualité de représentant
légal.
Sur la demande de Maître M..., qui aurait dû être déclaré déficient et
irrecevable du fait de son arrivée tardive (si l'on se place dans votre
« juridisme ») vous avez refusé de m'entendre pour la défense de L...
Seule cause invoquée : je n'avais pas le papier prouvant ma qualité. Je
tiens à vous signaler que j'ai défendu de nombreuses affaires devant le Conseil
de Prud'hommes de P... comme représentant légal de R...U..., d'O..., et de S...
et que jamais on a remis en cause ma bonne foi de représentant légal de ces
sociétés.
Aujourd'hui, pour L..., je viens d'assister à un déni de justice
du fait d'un véritable banditisme juridique.
Dès demain matin, je vous envoie depuis Paris toutes les pièces justifiant de
ma qualité et l'intégralité des conclusions que vous auriez dû entendre ce
jour.
Le nouveau code de procédure pénale a éliminé la notion du « Nul
n'est censé ignorer la loi. »
Croyez bien que pour me rendre justice, à moi et au groupement que je
représente, je n'hésiterais pas à dénoncer cette parodie de justice à
laquelle j'ai assisté, bâillonné pour
ainsi dire. Le nouveau code précité réprime sévèrement l'utilisation d’éléments
infimes pour priver le contradicteur du débat contradictoire. S'il faut aller
jusqu'à la suspicion légitime et jusqu'à la Haute Cour, et bien j'irais.
Croyez, Monsieur, à l'assurance de mes salutations distinguées.
Lundi 26 mars
Privé de mon support naturel
pour inscrire mes notes perso, c'est sur une feuille gentiment donnée par une
voyageuse que j'm'en vas discourir sur les derniers épisodes de l'environnement
ambiant.
Pour commencer par l'ego, il
faut que je me tanne sacrément le cul pour progresser plus vivement dans le
développement de la collection Villes et
villages sous la Révolution française, sans quoi je vais passer
par la disette sous un toit céleste. Poétique pour survivre, mais gênant aux
entournures.
L’établissement qui gère mon
compte depuis une bonne demie décennie vient de me chier sur la gueule pour un
dépassement de quelques centaines de francs sur un découvert autorisé :
suppression de la cb et débit
immédiat de mes factures en cours. Raclures de salopards !
Conséquence : un chèque d'apport de 2 000 F à la sci du château d'Au est tout bonnement rejeté. Rogatons
glaireux de mes deux ! Je ne sais ce que l'avenir me réserve comme divines
surprises, mais la cote de satiété est largement dépassée. Notons pour
l'éclairage que cet établissement de crédit vient d'accuser une perte de sept
milliards dans ses comptes annuels. Comprenons ce gigantesque failli. Bienvenue
au club ! Même pas, l'Etat est là, les caisses ouvertes.
Si les affrontements
semblent sur la voie de l'extinction dans la feue Yougoslavie, la jeunesse française entame pour sa part un balbutiement de révolte
contre un Contrat d'insertion professionnel cogité et décrété par le gouvernement
Balladur. Cela faisait un bout de
temps qu'on n'avait pas sorti en groupes et pour quelques semaines tous ces
jeunes angoissés. Comme toujours, les phénomènes de masse puent la dangerosité
par le dérapage.
Les casseurs s'adonnent à une frileuse guérilla urbaine, se cantonnant
à quelques jets de pierres, flambées d'autos, bastons improvisées, sans vraie constitution
d'une force de frappe organisée. En face, le gueulard Pasqua tente d'effaroucher les
branleurs, alors que de plus expéditives sanctions suffiraient. Une politique
de la terre brûlée mettrait un terme définitif aux saccages des haineux en mal
de sensation.
Dimanche 27 mars
Départ de Laon pour l'obèse Lutèce. Week-end physique à Au. Le printemps s'illustre par de fragiles bourgeons. Nous avons allumé
un immense brasier sur le ciment de l'ancienne porcherie, alternant couche de sapin
sec et tranche de feuilles agglomérées. Tour à tour je manie le râteau, la
fourche, je conduis le petit tracteur traînant sa remorque, je surnage dans
l'épaisse fumée blanche en alimenteur
de la fournaise étouffée. La propriété devient de plus en plus belle, dans tous
ses contours. La première tour du château vient de faire peau neuve, habillée
par de nouvelles ardoises.
Hubert arrive dimanche après-midi, en
permission, avant de repartir pour Castres chez les parachutistes. Le
cheveu au ras du crâne, il nous montre son bel uniforme d'élève-officier de
réserve. Conversation arrosée avec Heïm.
Lundi 28 mars
Ce soir sur TF1 et France
2, les jeunes avaient la parole. Honte d'appartenir à cette génération
de petits vieux conformistes, prostrés sur leurs hémorroïdes en germe, assistés
jusqu'au trognon. Et ça blablate un max, que ce soit analphabète, débile léger,
ou les deux cumulés.
Samedi 2 avril
Balladur n'a pas résisté aux gueulantes des jeunes
agités. Les démocrasses ne peuvent
plus rien faire à la tête d'un régime mou. Incapable de mater les vandales et
les voyous déterminés au destroy de ce qui est à leur portée, incapable
d'imposer ses vues à une jeunesse en quête d'un avenir fort et sécurisant, ce
gouvernement liquéfié va barboter jusqu'aux élections présidentielles, ne se
risquant pas aux grands coups de latte dans le fondement dont a besoin notre
société.
Les guérilleros urbains
n'ont eu aucune pitié avec les commerçants, détruisant, saccageant, pillant à
tout va. S'ils avaient pu posséder des armes, ils n'auraient pas hésité à
s'offrir quelques cadavres. Quand quelqu'un a passé toute son existence, au
prix d'une trime quotidienne, faite d'abnégation et de courage, à construire
quelque chose qui est réduit en poussières en cinq minutes par des voyous sans
foi ni loi, il a le droit de mettre un terme à leurs exactions.
La sécurité intérieure est
actuellement incarnée par le maître de l’esbroufe Pasqua qui laisse ses troupes, sans
ordre de réplique, assister aux destructions. Mais dans quelle espèce de
déliquescence généralisée vivons-nous donc ? Même l'Etat n'assure plus son
devoir d'assistance et de protection à ses ouailles agressées. Comment refuser
alors aux victimes de s'armer pour, la prochaine fois, faire face aux gredins ?
On ne va pas accepter une terreur juvénile, alors que quelques commandos
musclés suffiraient à les calmer pour de bon.
Le désordre illégitime
m'irrite. Voilà pourquoi, ne pouvant compter que sur ma propre capacité
d’autodéfense, je sors rarement sans une lame à cran d'arrêt. Si la circonstance
est grave, dramatique et que je peux agir, je n'hésiterais pas à m’opposer à un
agresseur, quitte à y rester moi-même ou à moisir en taule. Après ce que j'ai
enduré, je ne place plus mon existence au-dessus de toute autre considération.
Vivre certes, mais pas à n'importe quel prix. Je connais la pleutrerie qui
sommeille en moi, la faiblesse congénitale qui me ronge, mais je sais aussi
qu'un germe de violence existe dans mes fibres et que les restes de mon éthique
me la feront mettre au service de mon bien ou du bien des êtres qui me sont
chers. En cela, je n'ai pas l'âme catholique chrétienne.
Lundi 4 avril
Je suis au château d'Au. Fin d'après-midi : le ciel a la noirceur des temps cataclysmiques
et le vent tempête : sordide.
Terrifiante journée. Sans
l'intervention de Karl en larmes, Heïm se faisait sauter la cervelle. Alice, par ses propos et l'absence de lucidité globalisante, a placé Heïm
dans une situation sans issue où l'honneur conduisait à la mort. L'atroce
aurait été incommensurable.
Nous n'allons pas bien du
tout. Heïm, en danger de mort
permanent, rongé par des douleurs physiques que jamais il ne laisse paraître,
assiste, impuissant, aux déchéances individuelles, chacun s'interrogeant sur le
sens de cette vie collective. Alice a énormément changé psychologiquement,
et ses jugements sont d'un incisif que Heïm, par sa personnalité de révolté
absolu et d'homme d'honneur, ne peut accepter. Face à Karl et moi, Heïm est fort
heureusement revenu sur sa décision et, Alice poursuivant ses raisonnements, il
s'est limité à donner une grande claque à sa fille.
Au lieu de prendre son
indépendance avec un esprit constructif et dans la gentillesse, on sent gronder
dans les fibres de Alice une volonté de rupture brutale, donc néfaste
pour toute la famille.
Elle est pour Heïm l'être le plus précieux qu'il
ait. Elle ne peut pas ne pas le prendre en compte dans ses actes et dans ses
paroles.
Je ne laisse ici émerger que
l'événement, sans procéder à l'étalage de tous les faits et de tous les cheminements
intellectuels qui ont conduit à ce drame paroxystique. Ecrire tout ça reste
pour moi extrêmement difficile, car je suis impliqué de toute mon existence et
de toute ma constitution.
Le temps est curieux. De mon
lit, je vois les arbres revenus à un balancement raisonnable se détachant sur
le ciel nouvellement bleu.
Mardi 5 avril
Je griffonne ces lignes avec
quelques verres de rouge et de champagne dans le gosier. Pardon pour la
possible confusion dans l'expression.
Fabuleux repas de
réconciliation avec Heïm. L'horreur vécue hier
provoque chez Karl et moi l'épidermique instinct de la
sincérité : l'immesurable affection et attachement que nous portons à Heïm.
Alice, sous Valium, persiste, tel un iceberg incendiaire.
Nos larmes ont immédiatement
désamorcé l'atroce processus. Heïm nous a témoigné sa
reconnaissance infinie. Se brûler la cervelle pour un médicament mal ingurgité
aurait été un effroyable gâchis, et une tragédie irréparable pour toute la
famille.
Samedi 9 avril
Jeudi dernier la télévision,
toutes chaînes confondues, s'est mobilisée contre le sida. De 20h50 à 3h du
matin, autour du duo Dechavanne-Mitterrand (Frédéric), « vous saurez
tout, tout, tout, vous saurez tout sur le » terrible syndrome. Acteurs,
chanteurs, animateurs : tous gravitaient autour des témoins et des victimes
du fléau.
Dans le bus n°48 qui
m'amenait de la Porte de Vanve à la Gare du Nord, je dévisageais des dizaines, des centaines de bouilles. Parmi elles,
quelques demoiselles émouvantes par leur beauté qui, peut-être, en pleine jeunesse,
sont ou seront frappées par le mal.
Le Pen avait été le premier politique
en France à alarmer la population sur la gravité du
virus. Aujourd'hui, même les plus gauchards bouffent du plastique, protégeant,
avec un érotisme directos issu du supermarket, leurs parties plus très génitales.
Dimanche 10 avril
Les journalistes, chefs de
rédaction ou dirigeants de journaux nationaux, ont laissé transparaître, hier
dans la nuit, une (encore) plus détestable image de leur manière d'être et de
penser.
Revue de presse sur le petit
écran. Premier sujet : le suicide de Grossouvre à l'Elysée, petit personnage émacié, à la tête oblongue et à la barbe coupée
courte, accessoirement ami intime de Fanfan mité. La troupe journalistique
nous saoule plus de trente minutes sur les tenants et les aboutissants du drame.
Chacun y va de sa subtilité light, de
ses incontinentes analyses, de sa conception faussement moralisée du rôle
qu'ils doivent tenir, les coquins et les malins. Indigestes rogatons rotés à la
queue leu leu... Après Pelat et Bérégovoy, Fanfan se retrouve bien démuni.
Samedi 16 avril
Avant de partir à Au, revu, dans un café près du Panthéon, la studieuse Aline L. Bientôt avocate, elle a atteint
son allure de femme, conservant son hypersensibilité. Charmant moment en sa
compagnie. Conversation à bâtons rompus. Elle a su maîtriser ses penchants pour
la fête et l'amusement, afin de réaliser son ambition.
Tous ces avenirs qui se
dessinent paisiblement : travail, argent, amour, loisirs, amis, voyages...
Moi, je ne sais ce que seront mes lendemains. On ne peut m'accuser de
conformisme et moins encore de suivre une voie conventionnelle. Force des
choses plus qu'intention préméditée.
Nouvelle illustration de
l'ivresse barbare qui catapulte un peuple vers l'âge de la barbarie : le
Rwanda s'égorge, se bute, s'écharpe,
entretenant la puanteur âcre du jus répandu et des corps dégingandés qui
jonchent la terre. Le printemps a des couleurs cadavériques.
Mardi 19 avril
L'onu vient,
encore une fois, de nous démontrer sa totale incapacité à faire respecter ses
décisions. Même plus un grand machin, juste un petit, un tout petit truc
crotté. Les politiques occidentaux s'étaient gonflés de fierté lors de la si
tardive intervention pour arrêter le dépeçage de Sarajevo. Avec quelques raids ridicules d'avions bleus, on se croyait
invulnérable, ponte du Droit international. Foutaise de technocrates à l'intellect
sclérosé par tant d'ineptes procédures pour envisager un numéro de résolution à
expédier au plus vite dans les fosses onusiennes.
L'onu est
plus que jamais le repère de l'intellectualisme stérile, des principes pour la
bonne parole, des escrocs de l'action politique. Rien, nenni, que dalle, peau
de zob. Gorazde, ville musulmane de la feue Yougoslavie, est en cours d'extermination, de réduction en cendre,
d'anéantissement par la pisserie du
sang d'innocents. Les casques bleus lacèrent leur béret, désespérés
que leurs responsables les aient, à ce point, castrés. Les Serbes massacrent allègrement, jouant
le jeu de la guerre à plein. Les instances, gavées de crédits pour faire respecter
une prétendue justice internationale, se désolent dans de confortables
antichambres. Lamentable d'abjection.
Alors qu'un vrai crime de
guerre est en cours d'achèvement, nous, les Français, nous jugeons Paul Touvier, proclamé assassin de l'humanité ! Là on est sévère, impitoyable
face à un vieillard adoré par sa famille. La démonstration est faite que plus
rien ne fonctionne correctement dans ce monde : Koweït protégé, Yougoslavie bradée. Ordures de politiques,
raclures dignes de leur pseudo-légalité !
Notre ventre mou contre les Allemands,
lors de la Seconde Guerre mondiale, nous étonne presque aujourd'hui,
mais nous n'avons en rien évolué. Une petite faction serbe, pour reprendre les
armes qu'elle a placées sous le contrôle de la Forpronu, peut mener ses tueries sans être inquiétée.
Lucide Juppé : « Il n'y a pas de solution militaire dans le conflit ». Mais
si, glabre ministre, il y en a une... pour les Serbes ! Mais, bon dieu ! ceux qui détiennent les pouvoirs
militaires blablatent sans mesure prendre. On va attendre quoi ? Que les
Serbes nous envoient dans de beaux paquets des têtes tranchées de casques
bleus ? Encore une aberration : Juppé veut une réunion des grandes
nations pour adopter une énième position de principe qu'il faudra imposer...
mais avec quoi ? La valise diplomatique ?
Mercredi 27 avril
Pathétisme amer ce soir. Vu
un film de Serge Moati en hommage à Pierre Bérégovoy le Juste, suicidé. A l'époque,
quand j'appris la nouvelle, je roucoulais avec ma douce Kate dans le Grand Hôtel de Cabourg où nous avions décidé de passer
un week-end prolongé. A nuitée, découvrant en voiture les beautés alentour, je
gardais au fond de la gorge un étrange relent de dégoût pour la clique
médiatique, qui enterrait hier et aujourd'hui encense le Premier Ministre. Pour
l'homme Bérégovoy, sensible jusqu'à la moelle, je ruminais l'impression confuse
d'un magistral gâchis. Ce petit homme, si anodin à première vue, cachait
probablement une loyauté trempée qui, au-delà d'une compétence sans cesse
améliorée par sa remise en cause quotidienne, alliait sa survie au sens de l'honneur.
Homme de gauche je sais, mais je reste profondément ému de cette intime tragédie.
Certainement que mes doutes
face à l'infernale déliquescence des affaires professionnelles, face à l’influence
néfaste de ma relation avec Kate, face à cette fragile et courte parenthèse dans mes tourments aux
portes de Deauville, ont cristallisé plus encore mon désarroi.
Dimanche 8 mai
Levé à l'aube pour retrouver
le château d'Au. S'éloigne de moi pour quelques heures le gris fatras de l'obèse Lutèce.
Mercredi dernier, une heure
de sommeil sous les cernes et pas un morceau dans le ventre, je fonce au Conseil
de Prud'hommes, rue Louis Blanc, pour contrer les abondantes conclusions du
suiffeux Lafente, Avocat de son état, sis sur les Champs-Elysées, accessoirement coquin de
Caroline Molès, feue conseillère littéraire de la seru.
Ma plaidoirie, je l'ai
préparée jusqu'à 5 heures du matin avec Heïm, Hubert et Monique. A l'heure de bafouiller, un sentiment d'angoisse
germe comme au temps de mes oraux de droit à la Sorbonne. Je ne suis même pas assuré que le Conseil me comprenne, puisqu’il
n’est composé que de boss et de sous-fifres élus, magistrats non professionnels.
Big Média nous mitonne quelques petites
dramaturgies de son cru, pas un brin polyphosphatées, tonitruerait Jean-Pierre
Coff. Dans le désordre d'un
cogito embrumé :
Senna, le fou du volant, ennemi pour rire de l'ascendantal Prost, se reçoit un méchant coup de boule à 300 km/h.
Entre deux massacres, les
Africains du Sud jouent aux urnes, projetant le vieux taulard
Mandela à la tête du pays. Quelle destinée pour
Nelson !
Fanfan Mité et quelques ministres
baptisent le Karl de Gaulle, sous-marin dont la carène fait pisser de joie le chaleureux Kersauson :
c'est pas un « morutier » ça, crénom !
Avec leur cinéma habituel,
le petit Sarkozy et le gros Pasqua, Laurel et Hardy du moment, s'en vont quérir le
grand chef, Sage de Matignon, pour entendre sa sentence sur le budget accordé à l'aménagement du
territoire. Hugh ! « Laurel et Hardy, sont de bons amis... » On
se goure de chanson, là !
Un Malien clandestin,
ramassé à la station Porte de la Chapelle, succombe à une crise cardiaque dans les locaux de la police. Sos
Racisme, dont les Potes faisaient grise mine, s'essaye à la suspicion de la
sale flicaille blanche. Pas de pot les frères-et-sœurs, l'attaque eut lieu
avant l'interrogatoire et elle est confirmée naturelle par les médecins
légistes.
Lundi 9 mai
Parcours légèrement détourné
pour mon retour matinal à Paris : je dois rattraper au vol à Chaulnes une enveloppe, transiter par
Amiens, et la déposer à la snvb avant
midi.
Dimanche très bénéfique pour
le défoulement constructeur. J'expérimente diverses activités : charriage
et étalement de petits cailloux, redessinage
de la courbe de l'allée d'entrée, débroussaillement dans le pré et autour du
Christ polychrome, tonte sur le gros
tracteur rouge rénové, arrachage de pieds de choux, je crois, en grosses
épingles montées. Ouf ! ouf ! quelle journée, mes aïeux.
Verte et luxuriante, la
propriété s'embellit de plus en plus, dévoilant au détour d'un rayon la
magnifique bâtisse qui trône là depuis quelques centaines de printemps.
J'achève la quatrième de
couverture de Béthune sous la période
révolutionnaire, premier ouvrage à sortir
sous ma responsabilité dans la collection Villes
et villages sous la Révolution française.
La capitale se rapproche...
Mercredi 11 mai
Une heure du matin. Hier,
journée fructueuse pour le projet éditorial sur Valenciennes. Alors que le tissu économique de Béthune ne m'a pas laissé espérer un
picaillon, Etienne Gaspard, vieux monsieur amoureux de sa ville et fondateur de la société,
première en France pour le matériel de bureau, qui porte son
patronyme, m'informe qu'il participera pour au moins 30 000 F à notre
initiative. Voilà qui regonfle et redonne un sens à mon action.
Dans le même temps, je
reçois les deux préfaces, celle de l'érudit local Philippe L. pour Béthune, et celle du professeur
d'Histoire moderne à l'Université Karl de Gaulle - Lille III pour Valenciennes, écrites avec soin et
bénévolement. Ces apports contemporains ne pourront que souligner le relief des
œuvres du début du siècle.
Vendredi 13 mai
En ce jour de superstition,
je reprends mon griffonnage favori. Les dernières interventions se sont
épuisées prématurément.
Entre temps, Fanfan Mité nous a fait partager
son Happy Birthday présidentiel.
Sacerdoce de treize années : rien n'a entamé la vivacité de son rapport au
monde. Plus soucieux que jamais des traces qu'il laissera dans le beurre de
l'histoire, il peaufine son dernier acte et s’étire avec dextérité entre
paternalisme bienveillant et machiavélisme sous-jacent.
L'homme a su satisfaire
jusqu'au tréfonds son ambition politique, s’accordant un septennat bis en
assumant les contradictions de cette longévité présidentielle. Pour résister
aux coups de boutoir quotidiens, aux tentatives de sabordage de son système,
aux dénonciations en rafale des noirceurs de son labyrinthique passé, il a
parfaitement intégré les propriétés de la toile cirée. L’esprit agile, le
caractère déterminé, Fanfan s’est
imperméabilisé : et s'écoulent les éclaboussures...
La fin de son immanence se
déroule dans la plus confortable des situations : une cohabitation avec le
doux Balladur. En mai 95, il quittera son antre, auréolé par une bonne moitié de citoyens.
Dimanche 22 mai
23 heures et des poussières.
Lutèce s’offre en nocturne, les degrés
se soutiennent suffisamment pour que règne une douceur printanière aux accents
orageux. Je décide d'aller faire un tour dans une boîte. Je me suis missionné pour croquer en direct
l'ambiance et ses actants. Tout petit bloc-notes en main, cran au côté, Bic armé, esprit
à vif, je suis prêt.
Avant tout, éviter de fondre
devant les minois plus ou moins frais, jeunesses éphémères en chemin pour la ménopause.
Après quelques détours dans
le cloaque métropolitain, me voici bon premier à l'Aquarium. Le genre du lieu est
coquet : lumières fusantes, feutrées pour l'essentiel, néons
phosphorescents pour créer l'irréalisme enchanteur, les serveuses, ouvreuses,
délicieuses matelotes aux formes adorables, d'autant plus embellies par le flou
régnant.
La salle accueille ses
premiers visiteurs. Rares sont les solitaires comme moi. Donzelles et jeunes
loups prennent place sur les jolis petits fauteuils velours rouge. Début sage,
classique, qui se pimentera, la nuit s'épaississant et l'alcool diffusant ses
excitants aux neurones. A noter : trio de branleurs épinglés impeccables,
sans aucun doute prêts pour la chasse.
Précoce début, la danse
vient de trouver ses premières incarnations, avec notamment un talentueux petit
basané aux poteaux agiles. A-y-est, quelques demoiselles roulent du popotin. Je
reviens, il me faut m'ébattre...
Quelques déhanchements plus
loin, la piste s'est pour le moins peuplée. Est-ce la douceur des feux, mais
les bonnes bouilles rivalisent de présence.
Loin de moi, les châteaux,
la noblesse d'âme, l'abnégation quotidienne ; tout proche l'artifice. Une
belle rythmique fait jour, il faut que les jambes reprennent le dessus.
L'illusoire germe comme le Satyre puant à la rosée. Aucun crédit ne
peut être accordé à une quelconque marque d'intérêt qui peut nous être portée.
Agiter ma bille sur ces feuillets me rassure sur une lucidité qui subsiste
entre les tympans défoncés.
Quel curieux besoin de
tourner du cul au milieu d'inconnus. Sain ou malfaisant penchant, il reste à
espérer que cette putain de civilisation ne va pas s'abrutir par le règne
ludique. Ces cycles infernaux, qui conduisent les tonnes de fœtus vers la
pourriture, accordent à chacun d'entre eux quelques excroissances jouissives.
Petiot, une formule me
revenait comme un leitmotiv : « Voici ce que j'ai à vous dire :
en ce monde inerte, tout paraît plausible. Ne vous y fiez pas trop. La seule entente
possible entre nous sera de nous comprendre ou de nous tuer ! ».
Quelques volutes échappées
de la bouche d'une jeune fille. Les traits de cette sirène de nuit dégage
l'harmonie rêvée. Encore une vision, à jamais perdue, qui rejoint les fosses
insondables des déchets de l'irréalisé.
Le Mia des crasseux marseillais excite la foule du
lieu, la piste déborde des entités suantes. Pour tous nos philosophes nouvelle
cuvée, un sujet à gratter d'urgence : la décontraction humaine dans les
mégalopoles.
Les décibels flirtent avec
les sommets, au point de contraindre le cœur à tressauter au rythme de la
mélodie en cours.
Passage techno :
musique hormonale par excellence, elle provoque des trépidations corporelles.
Pour la subtilité de la réflexion, je subodore les conséquences liquéfiantes.
Etuve chauffée du jeune
monde en transes : on imagine aisément le plaisir paroxystique de l'allumé
psychotique déterminé au massacre à la Rwandaise. Les flashes blancs découvriraient quelques viscères au rouge. De
la mélodie organique pour fêlé du ciboulot.
Le monde est compact, les
délires plus prononcés. Chacun joue son vedettariat local et éphémère, chacun
tente d'accrocher quelques soupçons de divertissement, alors que quotidienneté
et médiocrités accumulées sont un instant oubliées.
La libération féminine,
quelle trouvaille !
Là se ruent toutes les
pulsions qui se seraient nécrosées en blasement.
Quelques figures résistent à
l'attirance extatique et, ô surprise, je viens de discuter avec deux charmantes
demoiselles, dont l'une est danseuse dans la troupe de Béjart (si j’ai bien entendu). Impressions
sur ce monde curieux et inhabituel...
Encore une fois, je sombre
trop facilement dans le pessimisme systématique. Ces deux jeunes filles, aux
allures très juvéniles, sont intéressées par mon activité insolite dans ce
sanctuaire de la défonce physique. Moi, je me limite à la galvanisation des
axones et à l'agitation chirurgicale de la main gauche.
Aparté sur
l'actualité : Fanfan Mité nous a encore une fois
gravi la Roche de Solutré. Un pèlerinage annuel pas
très bavard pour les potes de Fanfan
et les mystiques du mitterrandisme...
Ce soir, encore une fois, le
Rwanda à l'honneur sur les planches de Big Média avec ses monceaux de cadavres.
Le reportage de TF1 montre en préliminaires les beautés du pays
avec ses chutes abondantes, sa nature grasse et féerique. L'image suivante
cristallise d'un coup la nausée : des corps d'hommes, de femmes, d'enfants
et de vieillards nus flottent, charognes imbibées, dans les eaux
bouillonnantes. A hurler, à crever de douleur, tellement l'outrage à la nature
humaine est profond. Barbarie programmée, massacres systématisés : il nous
faut bouffer de ces irréductibles bastions de charcutage pour saisir le
penchant premier de l'homme et admettre que cette déliquescence peut atteindre
et anéantir n'importe quelle civilisation, quel que soit le stade de son évolution.
Griffonner, au rythme des
balancements endiablés, sur ce drame directos issu de la Terreur la plus définitive : pour
un contraste, il est maousse, mes frères. Confortable sous les sunlights, je
songe aux épreuves morbides de ce peuple.
Ici on danse, on boit, on
fume, on s'observe pour l'éventuelle fornication, on cultive ses plaisirs.
Là-bas, on n'attend que la seconde qui suit pour éviter de rejoindre les
charniers flottants ou les à-côtés cadavériques. Atrocités qui hantent tout un
chacun.
Nous avons aussi notre lot
d'horreurs au seuil de la cee. La
feue Yougoslavie connaît toujours de funestes soubresauts.
Et Prince bat la mesure. Les Kiss ont leurs contrées de prédilection, les coups
de machettes ont les leurs. A chacun ses dérives...
L'aube va bientôt poindre.
Seuls ces quelques feuillets resteront de cette nuit.
Tonalité romantique :
cycle des slows pour la langueur des rencontres. Que se prélassent les corps
avant leur flétrissement.
Phil Collins m'inspire jusqu'à la glotte. A
côté, deux beaux morceaux élancés jusqu'au bout des chevilles, au contact
facile : l'une de ces nanas s'élance vers une perle noire, la beauté faite
négresse, et tout de go lui tient conversation sur la piste. Il faudrait à ce
moment l'extirper de ce rôle prestatif
et déshumanisé pour tenter de mettre à jour ses points de sensibilité et
d'intelligence. Féminité, elles en ont les lignes du corps, mais en aucun cas
le comportement et la psychologie.
Vendredi 27 mai
Nuit blanche pour l'écriture
dans le rythme. Avantage des décibels : l'inspiration ne s'épuisera pas
dans un sommeil prématuré.
L'actualité, au contraire de
ce lieu ludique, ne s’accommode pas d'une béatitude ronronnante. b.-h.l., l'échevelé penseur, bouscule les quelque
peu rances transes de la campagne pour les élections européennes. Face à des
enjeux sans envergures, à l'image de l'apathique Delors, les intellectuels activent le branle-bas de combat avec
« L'Europe commence à Sarajevo ». Ils stigmatisent ainsi le seul point qui vaille une mobilisation :
les luttes dans la feue Yougoslavie.
A côté de cette défonce sans
vergogne, les trips sous terre se poursuivent. Lente agrégation des formes à la
techno mesure.
Rien, dans les perspectives
proposées, n'encourage à la sérénité. La civilisation s'use par l'immobilisme
génétique de l'homme. Le conditionnement du carpe
diem, plaisir immédiat dans la superficialité, s'enracine sans mal dans le
ciboulot des peaux fraîches, sans espoir d'irrigation de sang neuf. Même les
carnages humains ne suffisent pas à faire naître de puissants fondements.
L'agitation cadavérique, voilà ce qu'il reste du bon sauvage. Les chevilles
fines, le galbe bien dessiné, la taille à déhancher, et une intelligence à
l'émoi éphémère qui flashe au gré des évacuations de Big Média. L'inconscience alliée au ludisme effréné sont porteurs d'une déliquescence
irréversible des êtres et des systèmes.
Amusez-vous, braves gens,
tant que la barbarie n'a pas éclaboussé votre seuil !
La race des mastodontes sur
piste et dans le caillou est à tirer au gros calibre. Clauclau est lui toujours à l'honneur dans ce Temple de
la décontraction.
Revenons aux petits
événements nationaux.
Plus martyr que jamais, la
belle bête Tapie s'ébroue face aux attaques tant
qu'une énergie salvatrice lui reste. Les commandos en mission pour sa
lapidation rivalisent d'efficacité. Enième réclamation de levée de son immunité
parlementaire. Tapie est logé à la même enseigne que Le Pen. Normal : deux figures épaisses du coffre. La capitulation de
l'affairiste, si elle devait avoir lieu, n'aurait sans doute pas les allures
d'une cervelle brûlée sur les rives d'un coin d'eau...
La rançon du vedettariat, de
la starisation, a l'abondance des
bonnes récoltes. D'un côté, les coups de boutoir judiciaires, avec leurs
insinuations feutrées et leurs éclats terrorisants, de l'autre l'écho
médiatique qui compose sa mixture quotidienne au gré des polémiques et de
l'imagination des actants.
Mon activité éditoriale,
axée sur l'exhumation d'œuvres traitant des dérives de la Révolution française, notamment les rougeurs de la Terreur, trouverait dans l'actualité toute la matière pour la combler.
L'entêtement des humanistes
à ignorer qu'un ordre fort doit canaliser les penchants massacreurs de l'humanoïde
les rend complices des cycles hygiéniques des bains de sang.
A quoi bon avoir mis fin à
certains Etats forts d'Europe de l'Est. Combien les peuples, la base peu soucieuse d'une liberté
d'expression, vivaient alors plus sereinement. A ma connaissance, aucun
journaliste n'a souligné clairement le calvaire de la démocratisation chez des
populations figées dans les rancœurs ethniques. Il n'y a qu'un pas pour
l'apologie du totalitarisme dans ces situations de violence inextricable.
Certes, ce système a ses exclus, ses têtes de Turc torturées dans les cul-de-basse-fosse.
Mais le gros du bon pôple peut compter sur une sérénité quotidienne,
avec toit et nourriture.
L'aura du démocrate, dans
ces contrées immatures, est une couronne mortuaire.
« La liberté pour quoi
faire ? » interrogeait Bernanos. Poser le problème de l’incapacité de certains peuples à assumer une
liberté, à certains moments de leur histoire, relève de la simple honnêteté
intellectuelle.
Pourquoi donc la monomanie
des Droits de l'Homme est-elle clamée comme indispensable, alors que pour beaucoup
seul le vital doit être assuré ? La conscience de chacun reste
intouchable, seule son expression peut être régentée. A quoi bon tous ces
droits ? Les devoirs méritent bien plus d'attention pour que s'épanouisse
l'harmonie tant espérée du monde. La liberté pour soulager l'ego de
quelques-uns ou pour combler un besoin tiraillant de la piètre nature
humaine ? Evidence, la liberté ne s'assume pas sans apprentissage.
On me taxera de tous les
démons : nazillon, fachillon du plus rebelle poil.
Fanfaronnades en forme d'anathème d'esprits déficients, trop bien moulés par
l'ambiance fin de siècle pour pouvoir péter les carcans idéologiques. Trop
souvent le trompe l'œil règne en parangon de l'Information et de la cause
communément entendue.
Les déviants mènent le jeu.
Toute tentative de révolte, même accompagnée d'excessives destructions, n'a
qu'une illusoire résonance. Une fois mortifiée la passion pour les Mai 68 éphémères, les règles des
tristes sires submergent à nouveau les croûteux dégingandés.
Et quoi d'neuf, Fanfan Mité ? Va bien, notre
Président. Point d'angoisse existentielle pour le vieil homme comblé. Il
titille ça et là dans ses domaines constitutionnels et laisse doucement venir à
lui la fin de son règne. Va, Fanfan,
rejoindre les illustres...
Dimanche 29 mai
Peu de sable que le 28
s'écoule. Karl et moi en mission sociologique à La Loco de Saint-Quentin. Pour ma pomme, comparaison avec la parisienne sur l'inspiration
qu’elle engendre.
Les grandes pistes sont
encore en berne, l'heure n'étant point encore assez avancée.
Les têtes éclatent dans les
chaudes contrées du caillou ; ici on se limite au trémoussement focalisé
dans le bas-ventre.
La Loco a des accents plus populaires que mon Aquarium préféré.
Qu'une petite piste pour
toute cette jeunesse en mal de trépidations. Faites un effort Monsieur Loco.
Sortons du cadre paillettes
et flonflons pour noter une actualité marquante. Le vieux Soljenitsyne s'en est retourné dans sa froide
patrie, et en loco. s'il vous plaît ! Retrouvailles avec d'anciens
camarades de camps.
Le patriarche s’était promis
un enterrement dans les terres interdites. La parole et les écrits auront enfin
triomphé face au rouleau compresseur communo-stalinien et à son armada de
moyens exterminateurs.
La grande piste a ouvert ses
rideaux noirs et le monde s'est engouffré, jolis culs devant.
L'éclatement cool traîne nos
mœurs dans la fange légère. Distraire le peuple et canaliser son énergie toujours
dangereuse pour le système en place. Vieille ficelle, et pourtant toujours à la
pointe de la manipulation de masse. Le religieux, le ludique, le sportif, tant
de déviances salutaires pour les potentats. Le nihilisme trace ses
anéantissements, et pour le commerce, quels juteux profits à réaliser.
N'oublions jamais que les coquins s'assemblent.
Un peu de moi-même pour
changer de perspectives. Comment les projections de mon avenir vont-elles s'illustrer ?
Mal barré pour la réussite illuminatrice.
Non point, sans jouer à l'immodeste, que les capacités me manquent, mais la
braise interne est aspergée.
Réagir pour conserver
quelque espoir de parvenir à l'épanouissement conventionnel. Je n'y crois plus
trop. Des ersatz, voilà tout ce que je pêche au vol. Les renoncements se
multiplient à la façon du liseron. La rengaine du paradis perdu, amour,
travail, et pourquoi pas famille-patrie, tout se colore de médiocres teintes
criardes. L'âge du pastel est révolu pour moi. Seule cette petite capacité à
griffonner me sauve de l'indifférencié, né pour crever dans l'ignorance
universelle. Utiles épanchements ou lamentations encombrantes, voire obscènes ?
La tranche de slows feutre
les effusions de sueur. Il ne me reste qu'à me charcuter pour mieux me
connaître. Rien ne doit échapper à l'analyse tranchante de mon état et du
parcours improvisé.
Lundi 30 mai
Retour à Lutèce pour une nouvelle semaine que
j'espère fructueuse en affaires et en amour, hé hé !
L'expérience de Valenciennes m'a convaincu de la nécessité de
rencontrer physiquement les responsables municipaux pour mener à terme, dans un
contexte favorable, un projet éditorial saupoudré de sponsoring. Pour que
s'ouvrent largement les bourses économiques, je dois m'investir corps et âme,
jouer de ma bouille et de ma jeunesse. La passion a toujours mené le monde.
Vendredi 3 juin
Depuis le Lutétia, j’enclenche la bille.
Elections européennes. Le
bâillement gargantuesque des citoyens a motivé Big Média dans le réchauffement de
quelques très vieilles recettes. France 2, où trône Elkabbach - quand le carriérisme brillant se voudrait anticonformiste -
est le maître d'œuvre principal d'un duel, d'une joute oratoire entre grosses
cordes.
Premier prix aux deux plus
beaux mastodontes du moment : Le Pen-Tapie. Paul Amar et son service politique ont vainement tenté
d'exciter la fibre belliqueuse des deux ténors politiques, poussant le racolage
jusqu'à leur offrir une paire de gants de boxe. Et ces journalistes prétendent
nous enseigner le civisme, voire l'éthique du comportement !
Les deux hommes ont
immédiatement évité le piège du dérapage gratuit ; leur crédibilité comme
têtes de liste à ces élections, puis comme prétendants élyséens, en dépendait.
Ce fut, malgré tout, loin d'être du petit lait de brebis en tutu. En tête de
proue, les mimiques de Tapie ne laissaient aucun doute sur son
instinctive haine de Le Pen. Les ennemis ont bretté avec détermination, sans trucage dans
l'antagonisme, sans achat sous le plateau de l'adversaire.
Autre genre, plus fluet,
beaucoup moins truculent : de Villiers, l'échevelé Vendéen en bonnet phrygien, et l'humanitaire Kouchner avec élastique anti-fuites.
De Villiers avait retenu, il y a
quelques années, mon attention de Gros
niqueur minitellien
lorsqu'il s’était secoué le complet-veston sur les grilles de l'Assemblée nationale.
Cheveux en bataille, tour du menton hirsute, il était allé s'expliquer sur
l'antenne de TF1.
Les deux contradicteurs
reniflaient, eux, sacrément la complicité complaisante. Discours nettement plus
pondérés, semblant d'affrontement, sans enjeu de tripes.
Mercredi 8 juin
Journée marathon à
Strasbourg pour Villes et villages sous la Révolution française. Levé pointé cinq heures à
l'aube ; retour prévu dans mon Purgatoire : 23 heures déclinant
vers le coucher de l'astre. Entre temps, petit saut à la mairie aux cascades
intérieures, secteur culturel, dépôt d'argumentaire aux deux quotidiens
régionaux et à L'Amis du peuple (probable antithèse du journal de Darien), visite éclair à trois libraires conséquents de la ville, et
entretien avec le Conservateur du Musée historique de Strasbourg choisi comme préfacier de notre
exhumation.
Jolie ville ma foi, bien
plus préservée sur le plan architectural et économique que les Béthune et Valenciennes. La tendance universitaires (15 000 bouilles estudiantines
l'irriguent) rend l'asphalte fourmillant d'une jeunesse avide de déambulations
légèrement étoffées. Avec la chaleur moite qui imprègne les lieux, point besoin
de forcer sa nature exhibitionniste. Jambes et bras allongent leur chair au
soleil, les décolletés approfondissent leur position plongeante, les yeux
s'ornent de la paire de noires protectrices, et toute la panoplie adéquat.
Surprise de taille. Juste
avant de m'entretenir avec le gentil conservateur grincheux, l'ancienne petite
amie de Hubert, Sylvie, me reconnaît de loin et m'appelle. Hasard strictement impossible à
appréhender. Elle est radieuse, toujours aussi gentille d'abord. Elle me
demande des nouvelles tous azimuts. Un garçon la rejoint bientôt, visiblement
plus qu'une accointance. Elle doit
partir en Australie prochainement. Très factuel, j'en conviens,
mais surprenant pour moi.
Samedi 11 juin
Hier, nouvelle escapade dans
une ville de France. La Terreur à Rouen, œuvre abondante de Felix
Clérambray à exhumer, me décide à fouler le sol de la
commune où s'embrasa la Pucelle. Douceur de vivre dans la rue du Gros
Horloge ; la charge historique incite aux plus pathétiques sentiments.
Rencontre avec M. P.,
directeur du musée Jeanne d'Arc, entièrement privé, plus proche d'une caverne d'Ali Baba pour petiots que de la rectitude
académique.
Après quelques kilomètres à
panards, entrecoupés d'entrevues avec librairies, archives départementales,
Conseils général et régional, je prends place dans le confortable bar de
l’Hôtel de Dieppe en compagnie de Claude M., professeur d'histoire moderne à l'Université de Rouen. Le cheveu et la barbe coupés court, d'une blancheur patriarcale, la
ligne d'un jeune homme, le regard perçant d'intelligence, nous conversons une
heure, et il me promet sa préface pour la fin du mois.
Oublié de signaler ma
rencontre avec Michèle G., chargée des affaires
culturelles à la Mairie, enthousiaste devant notre projet, d'une fraîcheur
professionnelle tout à fait revigorante. Ce service municipal s'est installé
près de l'Atre Saint-Macloud, dans l'ancien cloître pour pestiférés. Lieu d'une
sérénité inspirante, où l'on entreposait les crânes des victimes du fléau. Les
bâtiments ont résisté aux siècles et gardent, comme une résonance morbide, les
tourments des âmes noires.
Je songe encore à Jeanne
d'Arc. Combien ce genre de destin
bouscule le sens commun, d'autant plus si l'on se figure la vaillante avec des
traits épurés, joliesse incendiée. La beauté est instinctivement assimilée à la
vertu, aux bons penchants de l'être, comme si l'esthétisme extérieur imprégnait
le caractère. Quelle incongruité serait d'attribuer à la Jeanne une mine de
juvénile Carabosse. Notre attachement pour la
guerrière jeune fille, s'il subsistait, perdrait l'essentiel de sa
sentimentalité pour muter en respect indifférent.
Avouons-le, quel que soit
l'esprit d'une femme, on ne songe qu'à écourter la conversation lorsque rien
dans son apparence ne provoque en nous cette parcelle d'émotion, à mi-chemin
entre la satisfaction intellectuelle et la frénésie animale.
Mercredi 15 juin
Retour à Paris, tôt ce matin. Mon séjour à Au s'est quelque peu prolongé.
Lundi, voyage en J5 avec Karl à Pontlevoy pour déménager les affaires de
Mary dans la maison dite de Mlle Révaud. Petit arrêt à Blois où, entre deux bouchées de Packman, nous entretenons notre rut
face à toutes les jeunes chairs déambulantes.
Hier, repas avec Heïm et Michel Leborgne. Objectif premier : préparer la fin de Reprographie du Santerre et l'installation d'une
imprimerie à Reims. La volonté de rupture de Alice, l'irréversible échec de l'entreprise de Michel Leborgne dû à de
multiples facteurs, notamment sa créance sur des sociétés du gie Ornicar et le non développement de marchés extérieurs,
contraignent à tout réorganiser en évitant les drames existentiels. Encore une
fois, malgré un désespoir croissant et les coups à l'âme terribles portés par
certains proches, la générosité de Heïm est totale.
Dernière trahison en
date : celle de Sophie de K. Un des sujets principaux du repas-catharsis d'hier. Les milliers
d'heures qui lui ont été consacrées, les hectolitres de champagne bus, l'engagement constant de Heïm pour sa sécurité financière, les
aides multiples apportées n'ont pas empêché Ker
de procéder à du chantage sentimental. Exit donc...
Pour entrecouper la
discussion, petite escapade dans la Land
Rover de Michel jusqu'aux marais
situés à moins de dix kilomètres du château. La tourbe à fleur de sol et
l'humidité ambiante concourent à la luxuriance de la flore.
Mon tissage de relations
parisiennes se poursuit. A noter mon entrevue avec Adeline D., vieille connaissance que j'ai laissée pré-adolescente et que je
retrouve jeune femme de 19 ans, belle et touchante demoiselle aux allures de
madone.
Sabrina L., ma Nancéienne préférée, que
j'ai déjà évoquée dans ces notes, vient de me recontacter, de retour à Lutèce, en plein bouleversement sentimental et familial. Elle, certes
pétillante, mais sans aucune tendance à la rébellion émancipatrice et aux coups
de tête inconsidérés, anéantit plusieurs années de construction amoureuse avec
son gentil Fabrice et se fâche avec sa famille.
J'ai, bien sûr, répondu présent pour la soutenir et l'aider, autant que je le
puisse, dans les épreuves qu'elle va traverser.
Mouloudji est mort, comme un p'tit
coquelicot, mesdames...
Vendredi 17 juin
Après quelques tentatives de
griffonnage en solitaire, je reviens, crocs dressés, à l'exhibition de la plume.
Comme le vieux vicelard tombant le pli de son imperméable devant une assistance
prête à manier le couperet, je ne suis rentable dans l'écoulement de la noire
qu'une fois intégré au tableau de la parade des nocturnes.
Première bavure sur le
paletot et les petits carreaux du cahier. Le Barbotage du Sélect, avec son oranger, me les chauffe au rouge. Maladresse du solitaire
que je suis. Comment aiguiser une quelconque lucidité dans ce pataugeage
imbécile. Piteux décalé, voilà ma pancarte crucifiée face frontale. Je n'ose
soulever le bout de papelard taché, de crainte de me découvrir concepteur d'une
atroce tache, digne du plus languien
art moderne. Pitre, triste pitre, aux cieux crevé tu finiras.
L'œil gauche tendance flou,
l'écoulement purulent pointe au coin de la prunelle ; je laisse remonter,
comme de petits vomissements mentaux, les vapeurs d'Elephant man.
Révélation pour moi :
mes tendances comportementales, sous une carapace à peu près potable,
m’assimilent davantage, le temps s'égrenant, au monstre éperdu. Ma face cachée
se crispe en terrifiant apogée de la déliquescence incarnée.
D'autres, infiniment plus en
vue, ont leur part d’avachissement. Ainsi le piquant Rocard n’a-t-il pu décoller de
l'oubliette en tête de proue sur la liste chiassocialiste
et en prétendant élyséen. Son Little
Big-Bang vient de lui péter à la gueule, ce qui doit réjouir Fanfan Mité. Recalé, Rocard laisse
les intellectualisations au ronronnant Delors, le Jacques philosophal qui
transmue en technocratisme tout ce qu'il envisage.
La réification des dégoûts
encombre l'arrière gorge. Cette irrésolution où l'on assiste aux bonheurs des
autres pétrifie tout élan salvateur.
Je sens mon œil gauche à la
limite de la perte d'orbite, tutoyant la tombée automnale. Plus jeune, au
détour d'un vers, je dénonçais mon entropion
psychologique. Comment, en ce cas, convaincre une belle âme, incarnée dans
une étourdissante carcasse, de m'accorder la crédibilité nécessaire pour
parvenir à cette exclusivité réciproque, base de tout amour durable.
Le flou visuel est trop
généralisé et me contraint à rejoindre le bercail. Dommage pour la confession.
Samedi 18 juin
Fin d'après-midi. L'astre
chauffe notre barbaque sans retenue. La bouille trempée, j'ai récuré à fond mon
Purgatoire avant de prendre le baluchon, direction Au.
Serait-ce une régression
révélatrice, mais me voici revenu, depuis quelques mois, à ma situation de
départ, avec quelques emmerdes en sus : solitaire sur tous les plans.
« Isolé partout / Baigné dans tout / J'expire » finissait un de
mes poèmes. Voilà qui moule à nouveau mon quotidien.
Vendredi, Samya me rend visite pour un déjeuner
fraîcheur : salade composée et jus d'orange frais. Son témoignage sur les
bouleversements de sa vie a raffermi en moi cette impression constante
d'évoluer sur un fil de rasoir, funambule embarqué pour toutes les entailles déséquilibrantes.
Sa décision de mettre un
terme à la relation quinquennale avec Fabrice tient à une liaison, avec un
autre jeune homme, en cours depuis huit mois. Salope ! entends-je déjà. Le
nœud de l'affaire explique le scénario et excuse la jeune femme : le
couple Sabrina-Fabrice n'avait plus de
relations sexuelles depuis deux ans. Dans la vingtaine, âge de pleine capacité
sensuelle, leur intimité ressemblait à celle de retraités réduits à l'abstinence.
Pas d'explication à fournir, mais plus aucun désir ne les entraînait vers des
sentiers humides. Recroquevillement
lassant pour la pétillante Sabrina, en mal d'ébats. L'artillerie séductrice
d'un jeune chef d'entreprise aura suffit à faire germer le détonateur
émancipateur. Résultat : ruptures cumulées avec sa famille et son
concubin. Plus grave : elle est consciente de l'impossibilité de faire sa
vie avec ce nouvel amour. Entente physique, mais disputes répétées et un
égoïsme du monsieur.
Dimanche 19 juin
Il aura fallu la fête des
Pères pour qu’Alice remette les pieds au château d'Au. La tablée, sous les rayons estivaux, était presque au complet : Heïm, Vanessa, Sally, Alice, Hermione, Monique, Karl, Hubert par téléphone quelques instants
plus tôt, et moi. L'émotion de Heïm, au moment du départ de ses deux filles et
de moi, grimpait jusqu'à la lisière des cils. Heïm sur le perron du château,
nous dans le taxi, les mains vers le ciel prenaient le relais de nos embrassades.
La détermination d’Alice à s'écarter de cette vie familiale
ne nous réserve pas une année de tout repos. La parenthèse d'aujourd'hui ne
doit en rien voiler cette tragédie affective et professionnelle. Depuis le
train échappé de Laon, j'arrête mon regard sur un
trois quart de lune vaporeuse dans le bleu du ciel, où l'astre règne encore, et
ma gorge se serre, mes yeux s'embuent. La nature qui défile derrière ma vitre,
épaisse, à l'apogée de sa verdeur, incline à cette vagabonde mélancolie.
La nuit dernière, sur
recommandation de Heïm, j'ai découvert le lumineux
Félicien Challaye, synthétiseur et vulgarisateur de grande dimension. Son Bergson, paru en 1947 aux Editions
Mellottée, est une gourmandise pour l'esprit. Avec son talent, il nous eut fait
du petit lait de L'Etre et le Néant de
l'« agité du bocal ». J'ai hâte de pouvoir parcourir son Nietzsche. Si un auteur doit être
exhumé et diffusé largement, c'est Challaye.
A la lecture de ces lignes
au style délié, coulant comme une source de jouvence, je m'interroge sur ma
capacité à m'extraire de l'écriture polémique, aux dérapages pamphlétaires
fréquents, pour m'adonner à la profondeur des choses de l'esprit, à la
réflexion sur les grands problèmes de ce temps, avec la mesure et l'humilité
qui conviennent à ce genre d'exercice. Pouvoir, sur des pages et des pages,
décortiquer un système complexe et faire évoluer un chouïa sa compréhension par
l'éclairage de mon intellect.
La connaissance doit
redevenir ma raison d'être, d'exister sur cette terre. Nourrir son cortex tous
azimuts et combattre ses mauvais penchants du laisser-aller permet peut-être d'atteindre la sagesse du
philosophe.
Le piège des questions
existentielles, que nous rappelle Challaye (« D'où venons-nous ?
que sommes-nous et que faisons-nous ici-bas ? où allons-nous ?
pourquoi l'univers existe-t-il ? »), est de s'enliser dans le lieu
commun, la fadaise intellectuelle, le poncif cent pour cent matière grasse, la
redondance alourdie d'inutiles fioritures. Sitôt vautré dans le bavardage
prétendu intelligence, la notion de guide, tel un Aristote, s'efface au profit de la frime intellectuelle, à la façon d'une bonne
charretée de nos nouveaux philosophes,
sans aucune prise sur l'action.
Le plus médiatique de tous,
Bernard-Henri Lévy, dont la dextérité en
philosophie pourrait s’apparenter à celle d’un Tapie dans les affaires, illusionne
par des coups de gueule sous projecteurs de Big
Média. Ainsi il apparaît, mèches en avant, révolté par les étripages dans la
feue Yougoslavie, prêt à quelques allers-retours
risqués dans la capitale, prêt aussi à abuser le docteur Schwartzenberg dans la constitution d'une liste
aux élections européennes, dont on ne tarde pas à découvrir les propriétés
d'auto-anéantissement, telle une barbe-à-papa politique.
L’authenticité de bhl comme Grand Propagateur de marches à
suivre, se brésille, dès qu'interviennent intérêts personnels, stratégie pour
la sauvegarde de son environnement, tartes à la crème pour sa tronche.
Ainsi pour la feue Yougoslavie, qui donc, parmi tous ces spécialistes ès cogitations, remettrait en
cause la démocratie ? A la lumière des centaines de milliers de charognes
prématurées, ne pourrait-on s'interroger sur les bienfaits, dans un contexte
donné, d'un Tito, certes tyran aux entournures, mais unificateur avant tout. Le
maintien de la paix, le développement économique et la crédibilité face aux
nations du monde ne valent-ils pas, en ce cas, un certain totalitarisme ?
L'inaptitude à la liberté, voilà un sujet complexe, mais utile à débroussailler
pour comprendre la destinée des peuples.
Vendredi 1er juillet
Déjà le premier des deux
mois ès farniente. Pour moi, ils n'en garderont que la couleur ensoleillée.
Point de vacances dans cet état de crise. De plus, quatre jeunes vont
s'improviser mes collaboratrices dans la sponsorisation d'ouvrages
culturels : Adeline, l'émouvante madone,
Emilie, la charmante chipie : première paire de sœurs ; Agnès, ravissante blondeur dorée, pétillante de toutes ses fibres et
Caroline, joyeuse et sensible : collatérales d’Aurore. Ces demoiselles
auront besoin de ma jeune expérience dans l'univers éditorial. Je les ai de
suite mises en garde et rassurées : le travail requis n'emprunte pas un
soupçon au fonctionnariat, il s’apparenterait plutôt à une aventure, où le
défrichage s'impose fréquemment ; face à cet aléatoire, elles conservent
l'entière liberté de cesser la collaboration, quand elles le désirent où de
mener une activité plus paisible en parallèle.
Aurore s'en est allée ce matin avec les
L. pour deux mois de baby-sitting au soleil. Depuis qu'elle loge chez eux,
boulevard Raspail à Paris, non loin du magnifique hôtel le Lutétia, son équilibre s'améliore et les bonnes résolutions s'affermissent.
Nos rapports d'amitié et de complicité s'approfondissent et elle n'hésite plus
à me confier pensées, drames et bonheurs intimes. Sa compagnie est un rare
délice, que je ne délaisserai pour rien au monde, et l'aura qui s’exhale de son
visage, de son corps et de son comportement la rend plus précieuse encore.
J'espère au fond de moi enraciner jusqu'à la mort cette symbiose quasi
fraternelle.
L'actualité en un tour de
plume.
En tête de proue, lui,
encore lui, toujours lui : Tapie notre ami. Jamais, je crois, un
homme n'aura été une telle poule nourricière pour Big Média (tv,
radio, presse) avec cette longévité et cette puissance. Mêlant intérêts
commerciaux, obsession du suivi et de la relance, les organes d'informations
pondent une bonne centaine d'articles et de commentaires quotidiens sur les péripéties
du fugitif traqué. Seules une petite visite de Dieu délaissant son Immanence pour
chevaucher un cumulo-nimbus, ou la sodomie en direct d'un petiot par le visage
pâle Michael Jackson pourraient lui briguer la une.
Dernier coup de théâtre chez
Guignol-Tapie : le Gendarme et quelques copains de la Brigade financière ont
culbuté, à l'aube légale, la maousse porte cochère de l'Hôtel particulier du
Bernard, les yeux encore tout ensommeillés au fond de son dodo.
Pardon, petit Jésus, mais au
56 de la rue des Saints-Pères ça reniflait le bordel en double
couche : insultes du désimmunisé
député national à l'endroit des képis, établissement d'un procès-verbal pour
outrage à représentants de l'ordre public à l'encontre du pas encore immunisé député européen et conduite
chez Mme le Juge pour signification de sa mise en examen. On se lèche chez Big Média : la matière est fécale à souhait ! On apprend que Nanard (sic Les Guignols de l'Info) était sur écoute téléphonique, épié depuis l'hôtel
en face de son logis par quelques âmes républicaines en mission. Quelle épopée,
mes frères ! Rajoutez quelques canassons, une pincée de six-coups, des
tronches mal rasées avec chique au coin, de la strong gniole à faire grimacer les cuirs tannés, et vous obtiendrez
du pur Sergio Leone à la bolonaise.
Pour persévérer dans le
registre des trognes fermentées : Maradona, dieu déchu du ballon, fait un gros pipi bien dopé à la fifa, histoire d'épicer un peu la ronronnante
coupe du monde de football sise aux United
States. Aussi doué que le coureur
Ben Johnson pour la récidive, passant sans difficulté de
l'herbe du terrain à de la blanche en rail, il a été définitivement remercié
pour ses fulgurances à la baballe et renvoyé dans sa fumeuse Argentine.
Dimanche 3 juillet
Week-end caniculaire au
château d'Au. Mes biceps ont fricoté avec deux gros tas de petits cailloux. Le visage
ruisselle, les cals des pognes se fortifient et les potentialités physiques
sont poussées aux limites, entretenues par quelques rasades d'eau de moins en
moins fraîche.
Entre autres
activités : retournement de quelques carrés du potager au motoculteur,
petit tour avec tracteur et remorque pour ramassage des branches mortes,
arrosage au seau des jeunes arbres fruitiers...
Mary arrive au château à la
mi-journée, ramenée de Paris par Karl après être sortie presque indemne
d'une chute... de train ! Oubliant de descendre à la gare prévue, elle
décide tout de go de quitter le train qui redémarre. Coup de tête sur le quai,
minicoma, points de suture : les dommages auraient pu être dramatiques.
Heïm envoie une note d'information
aux villageois pour annoncer notre participation aux journées du patrimoine de septembre et le soutien du sous-préfet et
du sous-directeur de la drac pour
l'apposition d'une plaque en souvenir de la lutte sanglante qui opposa, au XVIIe
siècle, la population d'Au aux envahisseurs croates.
Dimanche 10 juillet
Retour à Lutèce après un week-end physique au château.
Rougeur sur le pif et biceps chauffés à point, je m'en retourne vers de plus
douillettes charentaises.
Bilan balladurien pour
taquiner la plume. Sans forcer l'agitation inutile, sans brasser du vent
d'esbroufe politique, le Sage de Matignon
rassure le bon pôple et ménage sa crête dans les sondages. Il
suffirait d'une toute petite inversion de la courbe des chômeurs pour que le
Techno Premier soit encensé. Il se substituerait ainsi naturellement, gourmand
réservé dans son triomphe, au Sphynx
dégarni, à notre Fanfan mité national.
Le gros soleil oranger vient
de pénétrer l'horizon sans bruit faire... L'instant du crépuscule, comme celui
de l'aube, incite au recueillement.
Mardi 12 juillet
Revenu dans l’antre
aquatique et dansante en pleine chaleur équatoriale. Soirée à thème. Jazz à
l’horizon. Voilà qui va nous ménager les tympans.
Tour d’actualité en
attendant. Mité et Balla, en harmonie cohabitationniste, ont décidé, il y a quelques semaines, l’opération
Turquoise au Rwanda. Je ne vais pas me plaindre, moi qui me désespérait de l’inaction,
face aux tueries tous azimuts.
L’Algérie poursuit sa descente aux enfers.
Les exterminateurs rythment le quotidien. Les islamistes de l’extrême
pratiquent l’expéditif sans faiblir.
Orchestre de jazz composé de
pâlots : en soi une incongruité de surcroît avec des têtes d’ahuris.
Petite déambulation dans le blues. Pas mauvais du tout.
Les sentiers de l’islamisme
présentent tous les relents de l’irréversible fosse à purin. Les moyens de
déstabilisation des diverses formes de contre-pouvoir ont-elles un semblant de
réalité ?
Pour la terreur, la
systématisation du crime est une vieille tradition.
Que ces fous de Dieu m’expliquent la philosophie de
leur action. Où donc se niche toute la sagesse religieuse, si elle a jamais
existé ? Croire et massacrer, curieuse alchimie. Création de l’homme pour
qu’il tue son prochain, inepte conception. Il faudra répondre de cette finalité
devant cette scabreuse immanence déifiée.
Pas de solution pacifique en
face d’une détermination exterminatrice. La seule attitude face au terrorisme,
religieux ou pas, est le contre-terrorisme par tous les moyens de violence
possibles. Puisqu’il semble difficile de faire trembler un mollah, il convient
de le neutraliser, d’anéantir tout risque de nuisance supplémentaire.
************
Mlle Nadette M.
[...] Cours de la Liberté
69000 Lyon
Paris, le 22 juillet 1994
J’améliore ma vivacité pour répondre à vos
deux longs courriers. L’intensité de vos propos, le tissage des sens m’assurent
de votre pratique de l’écriture avec une ardente perdition. Tout semble
recouvrir les extrêmes psychologiques : un désarroi désabusé et des
envolées lyriques, pathétiques aux entournures.
Un peu lourd du caisson, je n’ai pas saisi
vos allusions au non hasard de cette reprise de contact. Pourriez-vous flasher
dans ma lanterne pour que triomphe la saine transparence ?
Premières parutions dans la collection qui
occupe mes acharnements : Béthune et Valenciennes ont chacun leur ouvrage, tout beau
de la couverture à l’entre-pages. Je
songe très sérieusement à exhumer Lyon
sous la Révolution du baron Raverat. Si vous avez quelques utiles relations, je serais enchanté que vous m’en
fassiez profiter.
A la rentrée prochaine, je reprendrai mes
études de droit et, si l’équivalence est acceptée, j’entreprendrais une
maîtrise de lettres en parallèle à mes activités.
Parmi les bouleversements auxquels je faisais
allusion, le plus saillant est la brouille profonde qui s’est opérée entre ma
sœur Alice et mon papa de cœur. 27 ans d’harmonie pour aboutir à une telle cassure, c’est attristant
au tréfonds. Difficile d’en écrire plus...
Mon programme estival affiche complet :
poursuite de mes activités éditoriales, escapades dans la propriété d’Autremencourt, bronzage et musculation utiles à l’entretien du parc, correction de
mon journal dont le premier tome devrait s’intituler Sur le fil du rasoir.
En attendant de vous lire, bon courage à
vous.
Amicalement.
************
Dimanche 25 juillet
1h30. Nuit de pleine lune.
Au fond de mon lit, dans la chambre des
gars, je reprends péniblement cet exercice d’écriture ; Karl, dans le sien, grignote quelques amuse-gueule en zieutant Chapeau melon et bottes de cuir. Mauvaise inspiration, mes
phrases n'ont pas d'intérêt.
Mardi 26 juillet
Il est grand temps de se
bouger la plume pour contrer une apathie de canicule qui raréfie mes noirs sur blanc.
Je sue à grosses gouttes
dans mon Purgatoire, serait-ce un terrible
signe : les contrées infernales me guetteraient-elles ?
Côté pro. une réussite,
enfin. La parution du Loridan, La Terreur rouge à Valenciennes, a satisfait tous les
espoirs. Magnifique couverture couleur qui reproduit un tableau du peintre Moreau-Deschanvre, arrière grand-père du sponsor Etienne Gaspard.
Samedi 30 juillet
Château d'Au. Ordre du jour : réfection de la grille d'entrée principale.
Brossage, nettoyage par giclements haute pression, peinture. En fin
d'après-midi, le corps est moucheté de vert foncé.
Escapade avec Sally, Hermione et Karl au parc de l'Ailette. Le lac artificiel s’aborde par une plage de sable aménagée. L'eau,
toujours aussi mouillée, délivre une température de bain.
Particulièrement pas inspiré,
en ce moment, pour écrire. Est-ce parce que je m'occupe de la correction des
300 premières pages de mes notes perso. que je vais probablement intituler Sur le fil du rasoir ? En tout cas pas
puissante la muse.
Je vais me limiter à
inscrire les faits à la suite et je les développerai plus tard.
Plan perso : reçu une
gentille carte d’Aurore depuis l'île d'Oléron. Tout semble bien se passer pour elle.
Reprise de contact
épistolaire avec Nadette M.
Entrevue très agréable avec Aline
L.
Dîner sympathique avec Vania
C.
A la bn, gentil échange avec une
mignonne petite algérienne francisée, Noara, en cours de préparation d'un mémoire.
Au château : Karl vient d'obtenir son permis poids
lourds, mais s’est fait amocher par deux olibrius dégénérés.
Heïm ne va pas bien. Les relations
avec Alice ne s'améliorent pas.
Plan pro : beaucoup de
mal à joindre des interlocuteurs pour mes projets éditoriaux. Vacances,
vacances...
Vendredi 12 août
Anniversaire de Heïm. Je pars à l'aube pour le château d'Au. La rupture de Alice rend l'époque particulièrement
morose. La fête est en berne.
Lundi 15 août
Quatre jours passés à Au.
Vendredi, contre toute
attente, un des plus magnifiques anniversaires pour Heïm, d'une rare intensité émotionnelle. Vanessa a eu la fabuleuse idée, non sans
se tirailler de doutes jusqu'au dernier instant, de réunir une vingtaine de bouts d'choux et d'adolescents du
village autour d'une grande tablée de gourmandises sise dans le parc.
Les enfants nous connaissent
déjà et leur gentillesse, leur générosité jurent, non sans bonheur, avec leur
éducation un peu fruste.
Petite poupée blonde,
terreur en herbe, fureteur malin, intelligence d'un garçonnet à la maladie bleue et condamné à moyen
terme, toutes sortes de caractères, de figures animent le féerique dessert.
Le parc accueille, peu
après, des jeux, des cris, des rires, de légères altercations dans cette
myriade de mômes. Chaque adulte s'improvise animateur de ce juvénile jardin,
pour préserver l'équilibre fragile qui rend l'après-midi enchanteur.
Un intermède pluvieux nous
contraint à nous réunir dans le jardin d'hiver où Vanessa, puis Heïm improvisent quelques blanches et noires au
piano.
Saillance affective dans ce désespoir existentiel : la tranche humaine
pointera encore longtemps comme l'un des délices de la vie heïmienne pour le
moins touffue. Le contraste entre l'amour brut de ces bambins et la volonté
destructrice de Alice trace plus encore au tréfonds l'unicité du
tourment et la vague de bonheur éclose sur les pelouses du château.
Dimanche 21 août
Je quitte Fontès demain matin,
à six heures vingt pétante. Séjour de quatre jours partagés entre la compagnie
de ma douce grand-mère, les rayons doreurs de
l'astre, et les marches nocturnes dans le labyrinthique village.
Petite synthèse avant de
lever l'ancre et de rejoindre la Dordogne visiter mon pater, sa compagne et le bébé
Alex.
Solitaire, comme à
l'habitude, la villégiature se moule dans cet état d'esprit. Fontès, charmant bout de commune de l'Hérault, à mi-chemin entre la mer et la montagne, fier de son église du XIIe
siècle, ennobli par sa rue principale dédiée à la République et rénovée comme
de minis Champs-Elysées. La vie y semble paisible, ponctuée par les bavardages du troisième
âge et les turbulences ludiques de la jeunesse. Observateur, je l'ai été bien plus
qu'acteur. Impossible de m'intégrer à quelque groupe que ce soit en quatre
malheureux levers de soleil. Légère frustration vite dépassée par le farniente
et la paix régnante.
Particularisme de ce village
où la vieillesse abonde : il a créé en moi la conscience de ma jeunesse,
de ma capacité physique, de ma santé face à l'indigence grabataire, aux visages
parcourues de crevasses, aux jambes veinées jusqu'à l'indécence, à ces
dernières années vécues pour beaucoup comme un renoncement obligé, maladies et difficultés
d'être ternissant l'étincelle des yeux fatigués. Mon sentiment reste ambigu
face à la déchéance, à la mort immanente, face à la douceur de ce refuge où le
refrain à la Brel se balance : de son
chez-soi à la rue, de son chez-soi au pas de la porte puis de son chez-soi au
cimetière.
L'homme se satisfait en fait
de bien peu de choses. Jamais dans une mégalopole, où le pas de course est de
rigueur, on ne peut éprouver avec ce relief cette douce mélancolie et l'œuvre
inéluctable du temps.
Je revois les visages, de
vieilles connaissances, marqués par les années, les couples et leurs nouveaux
bambins. Lent, mais profond tournis en observant ces générations successives.
Reste ma propre décadence,
mon ineffable déroute en relations humaines. Toujours à divaguer sur le
pourquoi du comment de la chose, je gâche un sacré nombre d'instants. Dans le
même temps, lorsque j'assiste aux comportements primaires, bêtifiants de cette
jeunesse dont je devrais me sentir proche, cela renforce ma méfiance curieuse
envers l'autre. Haine pour tout groupe mâlifiant
qui nous rappelle, avec une puissance déprimante, nos origines de primates.
Penchant et curiosité pour l'individu sensible, beau, intelligent, sain de
corps et d'esprit, esthète peut-être. Probablement, certainement davantage
porté vers la gent féminine, recherche affectivo-sexuelle oblige.
Je quitte Fontès avec quelques
touchantes images : les yeux embués de ma grand-mère qui m'embrasse une dernière fois
et se demande si elle sera encore de notre monde l'an prochain ;
monsieur S. et sa chaleureuse conversation sur ses visites à Paris dans les années trente, sur le
pays et ses transformations ; les jolies demoiselles qui foulent les
vieilles pierres du villages et m'adressent un bonjour intrigué ou gêné ;
le curé dans sa belle église, son discours moralisateur et ses enfants de
chœur, belles comme des anges ; ces souvenirs qui se bousculent...
Lundi 22 août
En attente d'embarquement,
destination Marmande.
L'aube s'est découverte à
moi de poétique manière. Le minibus qui me mène à la gare de Montpellier traverse une nature fumante de
sa rosée, entre la pâleur d'une lune vacillante et l'oranger d'un astre
régénéré. Faiblard pour l'écriture ce matin. J'arrête ma piètre description.
L'actualité traque à nouveau
de brûlants sujets, à l'approche de la rentrée automnale. Les réserves de Big Média s'irriguent des malfaisances
internationales. Plus qu'il n'en faut pour assouvir l'appétit cureteur des apôtres du Racolage aux
mille et un assaisonnements. La fonction ruminante du journaliste lui ouvre la
perpétuité de vastes horizons fangeux qu'il croit explorer pour la Bonne
Cause : pureté douteuse où crapotent
les repoussantes insanités d'un humanisme de bourbeuse zone que gerberait
l'éclairé Montaigne.
Balayage rapide des
préoccupations présentes des tristes idoles aux vertus déliquescentes.
Carlos, dont l'œuvre se résume à quelques dizaines de cadavres et à plusieurs
centaines d'écharpés, d'amputés, d'infirmes à vie, va enfin connaître la Cour
d'assises et son jury populaire, à défaut
de peloton d'exécution sommaire. Epais bonhomme que l'on imagine mal en
dentelles, d'un charisme probable, peu enclin à ce qu'on lui grignote des poux
sur le crâne, il fascine les chroniqueurs et excite manifestement les
chroniqueuses.
Friandise de
l'anecdote : les agents de la dst française lui seraient tombés sur le paletot,
alors qu'anesthésié il allait se faire liposucer
un peu de gras double, bouée intégrée qui le rapproche du bibendum. Enfant, Carlos se faisait traiter de petit gros ; il avait juré de
prendre sa revanche sur ce monde. Le big
lard aura été rattrapé par son bide.
Mercredi 31 août
23h45. A 15 minutes du mois
de septembre, concentration de toutes les rentrées. Je me dois de faire un
petit point.
Après avoir quitté ma
grand-mère lundi dernier, je rejoins pater, sa compagne Anna et le petiot Alex dans le Périgord. Une maisonnette sise à la Meyronnie nous abrite. Mercredi, saut
d'une journée à Paris en avion. Découverte des charmes
périgourdins : château de Beynac, de Milandes, de Hautefort, etc. Escapade en canoë-kayak sur un lac, etc.
Reprise de contact avec
Nadette M. qui semble sortir
d'une grosse déprime. J'espère que ça n'est pas lié à ma rupture temporaire.
Ses sous-entendus m'irritent un peu. Je ne souhaite pas que notre entente
amicale dérive vers du sentimentalisme. Je n'éprouve aucun penchant sexuel et
amoureux pour elle. Elle doit prochainement venir à Paris. Nous verrons bien...
Eu Alice au téléphone. J'écoute son
soliloque. Sa détermination à s'extraire de la famille n'a pas varié, mais elle
semble accuser le contrecoup physique et moral. Je lui ai rappelé mes
divergences quant à ses analyses.
Lectures du moment : Mon journal depuis la libération de Galtier-Boissière, Bergson par Félicien Challaye, Sur les écrivains de Drieu la Rochelle et L'ordre S.S. par Edwige Thibaut. Que de la crème...
Poursuite des corrections de
mon Journal. Reste beaucoup de travail à faire. Parfois la
réécriture complète s'impose. Peut-être suis-je trop critique. Je risque même
de dénaturer le naturel du propos.
Gros ménage dans mes projets
éditoriaux en cours.
Mardi 6 septembre
De retour à Paris, après cinq jours passés au château. Rhinite carabinée, annonce des
fraîcheurs automnales, ajoutée à un sentiment de fond où s'interpénètrent la
conscience du dérisoire et le frémissement de la révolte, n’entachent en rien
la sérénité fondamentale qui détermine mes choix. Pourquoi ces choix ? Le
nouveau bouleversement, fruit de la tendance kamikaze de Alice, éclaire le tableau.
Elle avoue hier à Heïm qu'elle est la maîtresse de Michel
Leborgne. Quatre ans que Heïm dénonce le rapport ambigu et malsain entre sa
fille et son collaborateur. Leborgne, remake du Fernandel un peu plus grand et un peu plus
mou, que l'on apprécie comme copain,
voire comme ami par sa gentillesse et sa bonhomie, est à un milliard d'univers
de ce que Alice escomptait d'une rencontre amoureuse. Heïm,
comme toujours, avait raison sur toute la ligne dans ses inquiétudes. Trente
ans d'attente, tant de dénégations, de paroles terribles sur toutes formes de
médiocrités pour arriver à se donner à ce gentil échoué.
Tous les problèmes
financiers que nous traversons tiennent à cette intention de nuire, de saccager
tout ce en quoi Alice a cru. Encore un incommensurable gâchis. Elle
paraîtrait épanouie, heureuse, enjouée, l'amour est aveugle et l’excuserait,
mais rien de tout cela. Le grotesque du couple, les mensonges accumulés, les
contradictions fondamentales rendent cet événement terrible et dérisoire.
J'aime profondément ma sœur, mais le glas a sonné sur sa qualité d'être. Je
revoyais les petits dessins chargés de tendresse qu'elle improvisait sur un
coin de page à chaque fin de lecture du premier tome manuscrit de mon journal,
qu'aujourd'hui elle dit abhorrer ; je me remémore l'affiche où, petite
princesse blonde, elle tient la main de son papa en campagne cantonale à
Tours ; je médite sur toutes ces années de combat, de complicité, d'amour,
côte à côte, tout cela pour ça.
Mardi 13 septembre
Je ne pardonnerai jamais à
Alice son entreprise de démolition. Mon affection subsiste, mais tout autre sentiment
d'estime ou de respect est souillé ad
vitam. Personne n'est exempt d'erreurs, mais son attitude relève davantage
d'une volonté de nuire à tout ce qui l'entoure : famille, amis, salariés.
Son autodestruction est concomitante.
Comment, après tant d'années
de dénégations horrifiées, de répugnance ressentie, a-t-elle pu se résoudre à
cet ignominieux aboutissement ? Coucher avec le failli Leborgne (vous me direz : j'en suis
un autre, mais à 25 ans et non 37), diffuser des propos atroces sur chacun des
membres de sa famille dans d'écœurants chassés-croisés, s'appliquer à détruire
l'outil de travail nous plongeant ainsi dans de plus graves problèmes financiers.
Je suis très loin de
l'angélisme, mes échecs ont été cuisants et terribles pour la vie familiale et
professionnelle, mais à aucun moment je n'ai été m'adonner en conscience à
l'anéantissement de tout ce en quoi je crois depuis mes premiers raisonnements.
Alice, elle, entretient ses ruines fumantes, cultive son tas de cendre. Le
souvenir de la Alice d'hier rend plus odieuse encore la peut-être
future Mme Leborgne.
Fanfan, malgré une santé détériorée, peaufine ses interventions de fin de
règne. Première confession réservée au margarineux
Franz-Olivier Giesbert, insolite incarnation du Figaro de l'insubmersible Hersant. La seconde a pour prêtre le désopilant Elkabbach qui délaisse
un temps ses oripeaux de président des France
2 & 3 pour titiller le chenu tuteur de
la vraie France, celle qui jamais ne
s'éteindra, ceci dit sans la moindre grandiloquence gaulliste.
Mercredi 14 septembre
Pour résumer les échanges
entre Fanfan la Rose et Elkabbach. Les problèmes d’un cancer galopant sont abordés.
L'homme se confie, sans voiler la douleur qui le ronge. Le courage est reconnu
par une quasi unanimité. Visiblement amaigri, les traits émaciés, la voix affaiblie,
Fanfan ne nie pas l'évidence :
le refroidissement éternel n’est pas loin. L'agitation journalistique va certainement
se focaliser sur l’éventualité d'une élection présidentielle anticipée et sur
tous les petits suspens qui l'accompagnent.
Malgré cette maladie, Fanfan se montre plus à l'aise que jamais pour expliquer presque toutes les
zones dénoncées de son passé contrasté : fricotage avec la droite, rencontre
avec Pétain, amitié pour Bousquet, etc. Il n’autorisera cependant pas l'indépendant Elkabbach-pour-rire à l'interroger sur le faux
attentat de l'Observatoire, sur la francisque acceptée avec bonheur, sur les fondements de
certaines morts dénichées jusque dans l'antre élyséenne. Sans doute une santé
pas suffisamment dégradée pour l’incliner à révéler toutes les vérités. A moins
qu’une lucidité persistante ne l’en dissuade jusqu’au bout.
Certaines justifications
laissent songeur : telle celle qui banalise sa fréquentation du prétendu
criminel contre l'humanité, feu Bousquet. Selon l’optique mitterrandienne, la reconnaissance judiciaire,
professionnelle et politique de son innocence aurait rendu incontournable l'acceptation
de son pognon pour financer quelques campagnes.
En prolongeant son
raisonnement, si seule compte la légalité face à la légitimité d'être, d'action
ou de comportement, alors de Gaulle est vraiment un tartuffe, voire
un traître d'avoir appelé à la rébellion face à un Pétain légalement en place, tout comme
le deux fois septennal Mitterrand.
Jeudi 15 septembre
Toujours plus en trombe le
temps qui passe.
Demain, arrêt à Amiens pour représenter Alice dans l'affaire l'opposant au cic comme
caution de la sebm. Le 4 novembre prochain, toujours pour cette
même société dont j'ai pris la gérance pour éviter tout souci à Alice, responsabilité naturelle donc, je risque d'être déclaré en faillite
personnelle et d'être interdit de toute gérance pour quelques années. Je suis
serein avec ma conscience, sûr d'avoir choisi le juste comportement dans
l'endossement des drames et l'affrontement des tourments juridiques.
Pour ce qui est des
événements familiaux, j'écrirais peut-être à Alice les lignes suivantes :
« Alice,
Saches avant tout que je ne
suis en aucune manière animé par un sentiment de haine ni par une volonté de
nuire.
Vois le terrible gâchis que
tu as occasionné. Je parle en failli d'expérience. J'ai échoué lamentablement
dans la suite heïmienne, mais jamais je n'ai en conscience souhaité saccager
l'outil de travail et désespérer mes proches. C'est, bien au contraire, mon
acharnement à mal recoller les morceaux qui a fait foirer définitivement l'affaire.
Victime de mes propres
faiblesses et lâchetés sans doute. Mais pour toi, qu'en est-il de ta perdition
dévastatrice ? Observe un peu, avec hauteur, l'univers que tu as créé
autour de toi : il rejoint le plus glouton des trous noirs. Un néant
nuisible, voilà ce que tu deviens.
Combien de fois t'ai-je
entendu traiter Leborgne plus bas que merde et chiasse réunies ?
Et voilà, comme par un hideux miracle, que tu écartes les cuisses devant
lui ! Quelle nauséeuse tristesse. Par quel penchant, et pour quelle
minable destinée ? Atroce extrémité qui te réserve une médiocrité
généralisée.
Comment justifier ta stratégie
d'empuantissement des certitudes de chacun d'entre nous par un discours haineux
et calculé selon l'auditeur ? Propos ignobles, allusions scabreuses,
révoltes malsaines et dérisoires, avec toujours, sous-jacent à ta dialectique,
l'objectif irrésistible de créer le doute chez le prêteur d'oreilles. A quoi
rime cette entreprise de démolition ? Où l'harmonie, la beauté d'être,
l'éthique, la grandeur d'âme ont-elles un soupçon de place ? Kamikaze
désaxé, tu prépares ta déchéance absolue.
Pour nous, tout est à
reconstruire. Un début de monde encrassé par les difficultés colportées par
celui en agonie. L'intérêt familial doit seul guider nos actes, quitte à ce que
les conséquences en soient plus sévères pour toi. »
Samedi 17 septembre
Reprise des scribouillages nocturnes sur fond de décibel
haute portée.
A nouveau croquer le lambda,
faire surgir le sujet sanglant qui approfondira le contraste entre le lieu et
la matière traitée : Fanfan et son cancer, Decourtray et sa divine extinction, les
soubresauts balladuriens, toute cette flore qui favorise les fulminations du niqueur de qualité.
Avant tout, insuffler un
ordre systématique à cette mixture blennorragique.
Fanfan a largement retenu mes attentions. Je n’y décèle plus aucune zone
d'ombre. Si sa marque dans l’histoire s’avère conséquente, il ne peut faire
accroire à une intégrité de jouvence. Les déviances de son parcours ne peuvent
s’effacer, et ce malgré le pathétisme qu’inspire son état de santé et la
réalité de son courage physique face à la maladie.
Vendredi 30 septembre
En partance pour la énième
fois vers Valenciennes. Cette fois c'est le directeur de cabinet du maire, l'ombre Borloo, que je rencontre. La partie va être rude pour lui placer une centaine
de Terreur rouge, contre l'avis du Conseil
municipal à qui s'est colletée l'élue chargée des affaires culturelles.
Entre séduction et fermeté,
un exemplaire du livre de Loridan dédicacé par mes soins au
Jean-Louis précité, je dois souligner à mon interlocuteur la nécessité pour la
mairie de ne pas se contenter d'un soutien moral, mais de mettre un peu la
patte à la bourse.
Ma formule pour le
député-maire aura cette tonalité : « En hommage à Monsieur le Maire,
pour le dynamisme qu'il insuffle à sa commune dont j'ai partagé avec intensité
la passion. Dans l'espoir que son soutien s'illustre jusqu'au bout... »
A Rouen, mon projet s'est débloqué d'un coup. L'action commando du 27
septembre s'achève avec la rencontre de M. A., adjoint au maire chargé des
affaires culturelles. Majestueux bureau où il m'aborde à brut :
« Pour les finances, combien il vous faut ». Avis favorable de ses
deux chefs de services, Mlle R. et Michèle G., préface de l'incontestable autorité, le professeur Claude M., il débloque les fonds sans sourciller. Il va même jusqu'à appeler
devant moi le sieur H., son identique au Conseil régional, pour le rallier à
son soutien : « Je ne sais pas ce que vous ferez mon cher, mais moi
j'y vais... » conclut-il.
A la sortie de l'imposant
hôtel de ville, je suis saisi d'une euphorie générale, depuis la bouille
jusqu'aux jambes qui m'imposent une course improvisée.
A l'occasion de cette
journée, déjeuner avec Thierry L., fils de la sœur de Heïm, notable de la ville, un des quinze huissiers pour le demi million
d'habitants de Rouen et sa banlieue. Bête de travail,
impitoyable avec son personnel (neuf personnes actuellement), il doit cumuler
les casquettes de chef d'entreprise et d'officier ministériel. Il me confie
quelques noms et adresses pour le sponsoring du Clérembray, parmi lesquels le
premier Président de la Cour d'appel, à la tête d'une association sur
l'histoire de la Justice.
Au château, les contrastes
s'intensifient. Les journées du
patrimoine (17 et 18
septembre) auxquelles nous avons participé, se sont magnifiquement déroulées.
Nous avons édité pour l'occasion un superbe livret sur la presque millénaire
seigneurie d'Au. La photo couleur de Heïm choisie pour la couverture
transmet, à l'authentique, la fibre inspirée de la propriété. Tout ce qu'il me
reste de surcroît d'âme, je l'investirai dans ce lieu véritablement touché par
la grâce.
Autre bonheur : le trio
juvénile qui nous rend visite au château, adorable sans retenue. Sophie la
blonde (8 ans), Sabrina la châtaine (10 ans) et Yvana la brune (8 ans), telles des Pim
Pam Poum, éclairent de leur jeunesse les recoins séculaires du domaine.
Alice se cabre dans son délire
destructeur. L'horreur affective et matérielle qui en résulte réduit de jour en
jour l'éventuelle chance d'une prise de conscience. Cumul de nervosité,
d'affection verbalisée, de désespoir incontrôlé, de détermination illogique...
Le drame est absolu. Il me faudrait y consacrer des pages et des pages tant
l'entaille à notre vie est profonde.
Samedi 1er octobre
Le monde tricote ses
tragédies et les médias picorent.
Le ferry Estonia reprend le flambeau des funestes
journées portes ouvertes. Des
dizaines de milliers de tonnes d'eau s'engouffrent dans l'accueillante
enceinte. En moins de cinq minutes, la surcharge entraîne quelques centaines de
passagers par 90 mètres de fonds glacés. Un charnier aquatique de Suédois,
peuple qu'instinctivement j'affectionne. Mon anonymat ne m'empêche pas de m'associer
au chagrin de tous les proches et amis des noyés.
Haïti, loin des niaiseries paradisiaques, honore la tradition de la
passation de pouvoir par le sang. Les angéliques G.I.'s n'y peuvent rien. Le
savant dosage de l'interventionnisme américain dans la lutte des pro et anti
Aristide révèle une auréole diablement
cornée.
A noter une entrevue avec
Jean-Jacques P. à Valenciennes. Ce professeur collabore aux services culturels de la mairie et s'est
livré à moi un peu plus qu'auparavant. Son maître à penser n'est autre que le
cataclysmique Léon Bloy, notamment avec son Exégèse des lieux communs et Le
Salut par les Juifs. [...]
Dans son bureau au plafond
haut et au fouillis prononcé, il me précise son antipathie primaire pour l'échevelé
Jean-Louis Borloo, que je croiserai quelques heures plus tard, en compagnie du préfet.
D'une intelligence certaine, le député-maire choque le grincheux P. par ses
méthodes de conquête du pouvoir et par les sources douteuses de sa manne. Il me
rapporte les propos de celui qui avait été chargé par l'avocat d'affaires de
recruter dans la ville le futur Conseil municipal. Une seule directive :
« Trouve-moi tous les aigris, les arrivistes, les amers, ceux qui ont une
revanche à prendre ». Le chargé de mission fait sans rechigner la besogne,
mais il est écarté de toute responsabilité lors de la distribution des susucres. La passion du bougre se teinte
d'une haine compréhensible, allant jusqu'à vouloir constituer une association
des anti-Borloo. Flop s'en suit. Pas besoin d'être un fin analyste de l'âme
humaine pour déceler une probable part de calomnie dans les propos rapportés.
Autre zone douteuse chez
l'élu : l'origine des fonds millionnaires qui nourrissent çà et là ses
ambitions. Certains journalistes, dans les fameux milieux autorisés de la presse, avancent le méfait du blanchiment
d'argent de la drogue. Presque un classique du genre politico-mafieux. Rien
n'est publiquement dénoncé par peur des représailles physiques. Entre la
fantasmagorie des pisse-copie envieux et les trames interlopes d'une arrivée
politique fulgurante, je laisse aux spécialistes impliqués le soin de décrypter
cette tambouille.
Toujours amusant de
découvrir les douteux dessous d'une commune et de son administration.
Dimanche 2 octobre
Hier soir, repas épique. Sally, avec deux Valiums dans le ventre et un Martini ingurgité, ne peut écouter les
vérités de Heïm. D'un coup, la voilà qui,
de la position assise, ferme les yeux et tombe à terre, la respiration
bruyante. Peu après le ronflement règne sous la table.
Je sors alors avec Heïm respirer l'air du dehors, abasourdi
par ce comportement.
Samedi 8 octobre
25 ans depuis deux
jours : chienne de vie.
Toujours mortifère,
l'actualité. Les deux derniers faits-divers érigés par Big Média offrent un surcroît d'irrationnel.
Quelques coups de griffe à la civilisation, quelques cadavres pour l'émotion
populaire, le cogito du curieux surchauffe ; moi, comme quelques centaines
de maniaques, je noircis le papelard dispo.
Acte I : brève épopée
meurtrière d'un couple révulsé des fibres, l'âme injectée de haine. Les french
Bonnie and Clyde transcendent leur minable casse
en fulgurante perdition. Course poursuite dans Paris, feu sur les poulets, trois blessés à la balle pour sangliers, un
chauffeur de taxi tué, et les politiques qui s'émeuvent. Le rodéo a ses victimes
dans les rangs de la force publique comme dans le duo des anarcho-tueurs.
L'homme a flanché à l'hôpital.
Reste le petit bout de jeune
fille, émouvante par ses traits, confusément attachante, orpheline, sa vie
foutue... Je n'aurais pas eu, moi aussi, ma vie majoritaire devant moi,
j'aurais volontiers proposé ma vieille carcasse pour la remplacer dans la
geôle. Elle aurait dû crever avec son compagnon, en apothéose destructrice. La
grosse machine judiciaire, puis pénitentiaire aura raison de sa pureté.
Florence, elle se prénomme. Chère
Florence, tu es une criminelle, certes, tu as éliminé d'innocentes personnes et
désespéré des familles, mais je décèle une humanité éperdue dans tes yeux.
Pauvre de toi, décalée dans l'univers.
Acte II : Incandescence
du Temple solaire. La secte de Luc Jory donne à plus d'une cinquantaine
de ses adeptes le repos éternel. Plus de chaos terrien, plus de décadence
humaine, la libération du corps encombrant. La méthode du suicide ou de
l'exécution importe peu. Le système de Jory et de son financier, probablement
pour de douteuses raisons, a poussé la communion jusqu'à la luminosité
extrême : deux chalets en flammes en Suisse et un bâtiment au Canada. Comment juger cette intelligence et ce diabolisme du charismatique
fondateur ?
Lundi 10 octobre
Je m'en retourne vers ma répulsive
Lutèce. Avant, petit détour ferroviaire par Chaulnes pour remettre un pli à Hermione.
Samedi, grosse dépense
physique à Amiens, rue Octave Tierce, pour déménager archives et ameublement avant que cette maison ne soit
vendue. Gros camion loué par Karl, deux aller-retour Amiens-Chaulnes avant de regagner nos terres.
Alice est la propriétaire en titre de
cet immeuble. Elle encaissera l’argent de la vente, mais ne se risquera pas, je
l'espère pour elle, à conserver l'intégralité, ou à ne céder que quelques
picaillons à son papa.
Les deux salauds et la
détraquée m'entendront bientôt. Je ne peux continuer à bouillir sans réagir.
Quelles que soient mes incompétences et mes faiblesses congénitales, je n'ai
fuit devant aucune conséquence de mes responsabilités. J'assumerai jusqu'au
bout, jusqu'à ce que peines s'en suivent, non sans me défoncer les tripes pour
ma défense.
Voyez le tableau :
Petite incongruité vicieuse,
Rentrop m'a enfoncé 350 nanars éditoriaux dans le fion. Avec sa bande de pisseuses, Molès et Poulanica en tête de proue, ils ont saboté
le travail. Rentrop était au courant de mes angoisses de chef d'entreprise lors
de nos rencontres parisiennes au restaurant Le Tourville. Les tableaux que je dressais explicitaient le drame, mais, pauvre
couillon que j'étais, je n'en tirais pas plus qu’un rôle informatif pour le
directeur littéraire, la portion Rentrop. Sa responsabilité dans le naufrage de
la seru est
importante et déterminante. Au procès de Molès contre ma société, le minable
n'a même pas eu l'honnêteté élémentaire de rédiger correctement son témoignage.
C'est moi, avec peu de sommeil, rien dans le ventre, pressé par le temps, qui
suis allé au front. N'empêche que la Molès et son suiffeux avocat se sont
fait sacrément rabougrir leurs fantasmagoriques réclamations : l'intégralité
de leurs chefs de demandes est rejeté, et ils sont condamnés aux dépens. Alors
merde à tous ces connards que nous avons nourris pendant des années.
Leborgne, le protecteur d’Alice, dadais mou, indisposant, entre le puant Doc de Fun radio version de Caunes et le gentil Fernandel, talent en moins. Il a grassement coulé ses jours, sans jamais développer
le secteur commercial, défini comme essentiel pour que la commercialité de la seru soit
possible. Rien n'a percé. Le convivial et joyeux bonhomme préférait sans doute
les profusions malsaines et puanteurs étourdissantes des conversations avec Alice.
Les deux compères figuraient
dans le capital de la société et s'y étaient vu offrir des postes importants.
Ma propre immaturité nappant le tableau, le trésor que Heïm nous avait laissé n'a pas mis
longtemps à se transmuer en fiente. Moi j'assume, Rentrop et Leborgne ricanent. Pas pour longtemps,
les gaillards. Si les coups fourrés se poursuivent, je mettrais toute ma
détermination à leur faire cracher leurs biens via les ascendants. Le grand et
le petit baigneront dans leur fange.
Et Alice... pour qui j'ai endossé la faillite de la sebm et ses
millions de dettes. La voilà de plus en plus timbrée avec les jours qui passent.
Délire systématisé avec sentiment de persécution comme le définit Heïm. Cela ne l'excuse pas pour autant. Ignominie ou pas chez elle ?
Cauchemardesque perdition, sans aucun doute. Elle aussi devra se méfier, car
les scrupules, même fraternels, ont, eux aussi, des limites.
Samedi 22 octobre
Atterré, je suis
atterré ! Impossible de rester une minute de plus devant la nouvelle
émission de Christian Spitz, alias le Doc, avec ses pitoyables compères. Après la génération des
potes, on nous gratine d'une caste plus intolérable encore. Ineptie, débilité,
inculture en couches, néant existentiel : pourquoi donne-t-on la parole
aux pires, aux innommables branleurs ?
L'insondable bêtise régnait
déjà sur les ondes de la fm et
voilà qu'elle s'érige comme référence à la télévision. Je suis trop choqué par
cette médiocrité généralisée pour être vraiment pamphlétaire. Un seul type de
réaction, déraisonnable j'en conviens, pourrait encore me motiver : le
défoulement physique contre ces bruyants encombreurs,
Doc et sa clique en tête de proue. A quel stade de
décadence démagogique ou commerciale est-on parvenu pour laisser s'exprimer des
nullités pareilles qui monopolisent les techniques de communication ?
Mardi 1er novembre
Toussaint. Encore une crasse
à ajouter au couple Leborgne le grand dadais et Alice la petite teigne.
Dimanche soir, je me rends
avec Karl et Hermione au 10 rue Roger Salengro à
Chaulnes, pour quelques vérifications. Stupeur : une pièce vidée de
l'intégralité de son mobilier, le stock Histodif déménagé, les ordinateurs
nettoyés des éléments de comptabilité et de facturation.
Nos soupçons d’un
détournement d'activité et d’une vente illicite d'ouvrages libellés seru se
confirment. Les gredins n'ont prévenu ni la famille, ni certains de leurs
employés et collaborateurs. Une fuite en catimini, la Land Rover bourrée des éléments de leurs
méfaits. J'appelle Heïm, désespéré et furieux, et
nous convenons de ma visite impromptue chez Leborgne, à Misery.
Si une agressivité évidente
émane de l'un ou de l'autre, je suis déterminé à rentrer dans le lard du grand
tout mou et à gifler ma délirante sœur.
Karl me conduit dans la bourgade, un
pistolet à balles en caoutchouc à l'arrière, comme éventuelle force de
couverture. Nous nous arrêtons devant une grosse maison bourgeoise éclairée. Je
sonne à la grille. Alice apparaît et semble inquiète de me trouver là
(elle m'avouera qu'elle l'était en effet, preuve d'une conscience déviante).
De 23h30 à 2h30 du matin,
longue conversation à trois dans leur salon-salle-à-manger. Je suis là pour
avoir un éclairage sur leurs agissements et pour les prévenir de mon attitude,
si leur malhonnêteté se confirme. J'emploierai tous les moyens juridiques à
disposition pour faire cracher
Michel, ses ascendants, etc.
Pendant ces quelques heures
d'échanges, où le ton monte à trois reprises entre Alice et moi, je ne laisse entrevoir
aucune complicité, dégoûté au tréfonds par ces deux irresponsables impunis.
Ahurissants, les longs soliloques de Alice, presque jouissive d'être un emmerdement
pour sa famille, tout en se défendant d'une quelconque volonté de nuire, et
prétendant (comble du délire !) porter en elle les attributs heïmiens.
Navrant Leborgne : drogué, groggy, séduit par le discours chiantissime de sa
maîtresse-à-penser, il tourne son gros index dans une boucle et semble se
laisser aller à un début de nanan. Le
spectacle est fascinant, et je reste froid, concentrant dans mes regards tournés
vers Alice le profond écœurement qu'elle m'inspire.
Cette visite n'a pas été
utile à grand chose, si ce n'est à tester mes propres convictions. Les quelques
gorgées de cognac et de whisky prises avant mon départ n'ont pas permis
d'éveiller en moi une quelconque truculence, tant les hôtes se sont révélés
pitoyables.
Côté actualité, les juges
français poursuivent leurs investigations terrorisantes dans les milieux
politiques. Carignon est maintenu en prison, Longuet se trouve sur la sellette.
Jusqu'à quel point les juges d'instruction confondront-ils équité d’un pays de
droit et acharnements parcellaires, démesurés. A l'abus de biens sociaux qu'ils
brandissent, nous pourrions leur opposer le détournement de pouvoir à des fins
de jouissance personnelle. Le journalisme et la magistrature sont les deux
dernières corporations intouchables dont il faudra un jour ausculter sans
complaisance les usages.
Samedi 19 novembre
00h03. Je me résous enfin à
prendre la plume. Les semaines se grillent, sans que je laisse le schéma des
quelques cendres marquantes.
Point de lassitude, mais un
relâchement malsain qu'il faut tordre dès maintenant. Les activités multiples
que j'ai décidé d'assumer ne peuvent tolérer une quelconque zone de mou.
Jeudi 1er décembre
6h38. Je quitte à nuitée le
château. Je prolonge mes séjours pour le plaisir et pour une plus grande
efficacité professionnelle.
Mardi après-midi, descente
commando à Liesse, bout de village de quelques centaines d'âmes. Mission : dénicher
quelques sponsors pour l'ouvrage que nous avons choisi de rééditer. L'urgence
préside mes pas dans les artères et veinules locales : l'œuvre de Combier paraît avant la Saint-Sylvestre. Entre autres entrevues, celle avec les délicieuses cloîtrées du
Carmel, auditoire attentif à mes explications. La sérénité du lieu et la gentillesse
des sœurs me réconcilient un instant avec l'idée de la piété.
Heïm a sorti le troisième numéro du Petit journal d'Au. Le croquis y représente le
maire déguisé en sapin de Noël. Cela va faire frissonner dans les chaumières. En réponse à la feuille
d'humeur « contre les méchants et les sots » un parangon de cette
espèce a déposé incognito, dans notre boîte aux lettres, une longueur de papier
toilette.
François Richard via Heïm avait déjà longuement répondu
aux insanités du premier magistrat de la commune. Je vais étudier la procédure
et la motivation requise pour assigner le conseil municipal devant les juridictions
correctionnelle et administrative. Au plaisir de destituer ces mauvais républicains.
Une émission spéciale de Capital sur M6 synthétise le système Tapie. Extraordinaire impression de fragilité de l'empire, tout entier fondé
sur le charisme de l'entrepreneur et sur l'engagement sans retenue de sa peau
et de celle de son épouse. Toutes les sociétés du Groupe appartiennent à une
SNC dirigée par le couple. Revers de la puissance de direction : une
responsabilité solidaire et indéfinie. L'effritement se confirme hier soir avec
la mise en redressement judiciaire des entités commerciales. Pour Tapie, une
seule obsession : éviter la faillite personnelle qui s'accompagnerait de
l'inéligibilité pour cinq ans. Probable magouilleur,
mais ni plus ni moins que le commun des mortels, il surnage par cette capacité
à combattre sans relâche. Les craquements émotionnels ne doivent pourtant pas
manquer dans l'intimité familiale. Sa fulgurante trajectoire a peut-être été
bâclée dans ses fondements pour pouvoir résister au temps et aux trifouilleurs professionnels, fort de
leur hermine.
Mercredi 7 décembre
Je vais revoir ma Lutèce abhorrée. A nuitée matinale le
train réchauffe les courants hivernaux.
La Terreur à Rouen revient de Tchécoslovaquie, cette semaine. Je vais lancer la
machine promotionnelle pour que ce titre soit un succès éditorial. Pour les
commandos-sponsoring, ma prochaine destination, le 15 décembre, sera Belfort. La situation financière est des plus dramatiques, et il faut de toute
urgence nous battre comme des forcenés pour espérer renaître.
Drame atroce en Andorre, charmante principauté entre la France et l'Espagne, et dont Fanfan mité doit être encore pour
quelques mois le cosuzerain avec une dignité espagnole. Un chauffeur de poids
lourd perd le contrôle de son véhicule dans l'artère pentue et principale de la
ville. A toute allure, il fauche les bagnoles et les passants, poursuit sa
descente sur le flanc, détruisant les devantures de magasins achalandés.
Bilan : 9 morts et 51 blessés comme cette petite fille de trois ans qu'il
faut amputer d'une de ses jambettes. Horrible, immonde. Le criminel poids lourd
avait l’interdiction absolue d'emprunter cette voie urbaine. Encore une fois,
la saloperie d'équation rendement-rentabilité prime sur tout.
Dimanche 11 décembre
Ce soir, à l'émission 7 sur 7 d'Anne
Sinclair, Jacques Delors se grandit d'une attitude
gaulliste. Poussé de tous côtés pour se présenter à l'élection présidentielle,
il ne cède pas aux hystéries socialistes et n'arrête pas sa décision sur les
relents de sondages plus ou moins fiables et changeants. Il ne se présentera
pas devant les électeurs. L'intime conviction sur sa situation personnelle
d'homme vieillissant, de technocrate de qualité et non d'homme de pouvoir, son
jugement sur la situation politique française et sa volonté de ne pas
s'associer aux semeurs de perlimpinpin pour finir en roi fainéant, ont pesé dans sa digne renonciation. Rien ne m'attire
chez Delors, mais là je mets chapeau bas devant la noblesse du comportement.
La tronche des responsables
ou des figures du ps , interrogés à chaud, ne laisse aucun doute
sur le coup de massue chopé : Lang délaisse un instant son sourire
de parade sans pourtant se laisser aller, devant les micros et les caméras, à
la tragédie ; la tronche ravagée, Emmanuelli planifie l’échec ; le
pontifiant Jospin contient sa rage.
Lundi 12 décembre
Emotions extrêmes
aujourd'hui.
Après un repas prolongé par
quelques délices alcoolisés, Heïm et moi sortons faire quelques
pas dans le parc du château. Les deux ouvriers, Cannes et Ras, poursuivent la réfection du toit, avec une obstination sans faille.
Nous partons faire quelques pas dans la plaine avec les trois chiens,
magnifiques bêtes en mouvement. Les couleurs envoûtent et séduisent. Les
problèmes financiers sont abîmiques,
mais la beauté de vie est là, sans faille.
Mercredi 14 décembre
Toujours au château, sis au
fond de mon plumard à 22h39, Lenny Kravitz sous mon gros casque.
Côté pro, j'annule mon
voyage à Belfort pour demain. Je me contenterai
du bigophone pour le rendez-vous avec l'adjoint chargé des affaires
culturelles. Les entreprises de plus de 50 salariés ne jouent pas le jeu de la
sponsorisation. Le tissu économique m'apparaît trop frileux pour que j'engage
des frais de déplacement. Si la mairie m'ouvre ses bourses et gueule son
enthousiasme, je tenterai l'action commando sur les lieux.
Cet après-midi, longue
conversation avec Heïm, entre quelques verres de Bison flûté (trois gros glaçons, un
gros tiers de vodka à l'herbe de bison, deux petits tiers de Coca et un index pour remuer en
tapotant le glaçon émergé). Réflexions sur les drames actuels de notre vie, les
manquements de chacun, les actions à mener, les solutions pour sortir le pays
de sa merde ambiante et grandissante. Grande leçon humaine pour moi, comme lors
de tous mes entretiens avec Heïm. Innombrables conseils, réflexions, intuitions
que je ne garde qu'en mémoire et pas dans de plus sûrs endroits.
Quelle médiocre écriture, ce
soir. Pas inspiré pour la forme.
Au détour d'un zapping, je
découvre sur France 2 l'émission Bas les masques sur les putes
de films X, de peep show, etc., depuis celle qui ouvre ses jambons par plaisir
à celle, amère, débile légère, qui nous explique son parcours. Ces pauvres
jeunes femmes, au summum de la libération sexuelle, n'ont pas l'allure de
demoiselles épanouies. Pauvreté intérieure. Pauvres filles gâchées pour la vie.
De quel rapport humain
suis-je capable ? Au-delà d'une sensibilité aiguisée, quel genre de
barbarie germe en moi, lorsque j'assiste à l'étrange ballet puant des hommes ?
Vingt-cinq berges, bout de
rien je reste. Gâchis d'une ambition, je me reconstruis peu à peu. Il me manque
cette fulgurance qui élance vers les cimes de toute chose.
Vendredi 16 décembre
La belle bête Tapie aurait-elle rendu l'âme ?
Point un enfant de chœur aux dentelles catholiques, je suis malgré tout
instinctivement porté à me mettre du côté de celui qui est exposé aux charognards
médiatiques.
Quel journaliste peut
s'arroger le droit de lyncher, d'écharper et d'achever l’agonisant
ténébreux ? L’infection de certains milieux de la presse pourrait bien
surpasser celle de l'affairiste.
Magistrats et
journalistes : voilà ceux qui devraient craindre de devenir les cibles
d'un éventuel retour à la barbarie.
Dimanche 25 décembre
23h49, du fond de mon lit,
au château d'Au.
Un Noël sombre s'achève, émanation de la
terrible année 1994 qui touche à sa fin. Le repas du réveillon n'a pas apaisé
les désespoirs de Heïm. Jusqu'à quatre heures du
matin, Karl et moi écoutons notre papa de cœur qui, vingt-cinq ans avant, nous
a dispensé de crever à l'état embryonnaire sur une couche ou au fond d'un bidet.
Lundi 26 décembre
Depuis samedi, quatre
Algériens retenaient des otages dans un avion. Action
remarquable du gign.
Mercredi 28 décembre
Faiblard de la plume ces
derniers temps. Pourtant l'actualité présente une hotte pleine d'événements et
les atours perso-pro ne s'affadissent
pas.
La trêve des confiseurs,
conseillée par le bon Pasqua, est pour l'essentiel respectée. Les médias se sont focalisés, à juste
titre, sur la prise d'otages dans un Airbus d'Air France par quatre Algériens à l'Islam exterminateur. Magnifique action
du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale, après l'assassinat de
trois passagers et l’atterrissage sur l'aéroport de Marignane-Marseille. Grande qualité de ces hommes.
Vendredi 30 décembre
Notes sur la décontraction
humaine dans la vie nocturne en communauté.
Retour aux sources, sur les
terres de l'Aquarium, pour figer les relations by night.
(Digression rapide. Depuis
ce cocon ludique, je rends une fois encore un hommage aux valeureux hommes du
GIGN. Non point que leur assaut relève de l'exploit surhumain, leur action
commando est le fruit d'un extrême et rigoureux entraînement ajouté à un
véritable courage physique, à cette capacité de dominer la peur de se faire
descendre comme à la foire. Pour anéantir le quarteron de terroristes, il
convenait d'afficher une détermination sans faille. Objectif : éliminer
l'ennemi, préserver la vie des otages. Fin de la digression.)
Bien vide, le lieu pour
l'instant (23h30). Va-t-il enfin s'amener quelques spécimens que je puisse
charcuter à souhait pour aiguiser l'étude en cours.
Le peuplement est
actuellement en majorité masculin. Pas ragoûtant pour l'essentiel : un
trio de blancs-becs en attente de la fumeuse fumelle, un gras aux bouclettes collées... Le sous-sol de la
séduction part sur de mauvais fondements.
En mélodie, un agréable
moment : la reprise par un noir américain de Your Song d'Elton John. Un délice pour les cordes vocales et la luette qui tremble sans fatigue.
Bientôt minuit. Hormis les
ouvreuses, quasiment pas de femmes présentes.
Deux donzelles s'annoncent
lianes noires : classicisme des tenues. Pour en bas une mini jupe noir, en
haut de légères étoffes blanches pour choper les phosphorescences. De bonnes
bouilles et des formes agréables. Deux cœurs ou deux culs à prendre ? Le
cumul serait parfait.
Nouvel arrivage : une
jeune fille courte sur pattes, avec gros popotin en sus, accompagnée de deux
gars, l'air gentil, un blanc et un noir pour le contraste.
Rien de bien grisant. Les
entrées s'accélèrent an rythme plus soutenu sur les baffles. Personne ne déambule
sur la piste. Les groupes déjà formés à l'arrivée s'organisent autour de
petites tables rondes.
Inachevé
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